Entretien : Sophie Thiéry, le dialogue social pour défendre le travail

Présidente de la commission Travail et Emploi du CESE et directrice RSE chez Aesio mutuelle, Sophie Thiéry fait du travail, ses conditions et ses impacts, l’enjeu de son parcours professionnel.

Ses travaux ont récemment été au cœur de l’actualité. En effet, elle a, d’une part, piloté avec Jean-Dominique Senard (Président du Groupe Renault), le rapport "Re-considérer le travail" remis le 18 avril dans le cadre des Assises du travail du Conseil National de la Refondation. D’autre part, la Commission Travail et Emploi du CESE qu’elle préside a rendu le 25 avril un avis intitulé "Travail et santé environnement : quels défis relever face aux dérèglements climatiques ?" ayant pour rapporteur Jean-François Naton (Conseiller Confédéral CGT). Le travail simultané avec le Président d’un grand groupe automobile et un conseiller de la CGT est-il pour elle une mission d’équilibriste ? Plutôt la mise en œuvre de sa conviction, celle que la pratique du dialogue social est la meilleure arme pour défendre le travail.

Rencontre et explications.

 

Article extrait de Décodage n°28 | Septembre 2023


 

Bonjour Sophie, tu es aujourd’hui Présidente de la Commission Travail et emploi du CESE, peux-tu nous expliquer ta mission au CESE ?

Le CESE est la 3e assemblée de la République. C’est la chambre de la société civile et depuis 2021, la chambre participation citoyenne. Elle donne des avis consultatifs, elle est là pour éclairer les décisions des pouvoirs publics. Ce qui me passionne, c’est qu’on traite de sujets sous leur dimension économique, sociale et environnementale en même temps. On travaille sur le sujet du travail, sur celui de la négociation entre partenaires sociaux, mais de plus en plus sur des sujets sociétaux et environnementaux.

En tant que Présidente de la Commission Travail et Emploi j’anime cette commission et les débats qui s’y déroulent.

Dans la commission travail et emploi, on s’est fixé une feuille de route politique qui comprend 4 priorités.

  • Premièrement, on remet le travail au cœur de nos travaux. On a beaucoup parlé emploi, politique d’emploi, maintenant il faut parler du travail !
  • Deuxièmement, on ne peut plus parler de ces sujets sans aborder les questions climatiques : comment le travail doit être adapté pour participer à atténuer le changement climatique et quels sont les impacts de ce changement sur le travail.
  • Troisièmement, on pense que le dialogue social est un levier fondamental pour faire face à ces enjeux.
  • Enfin, on pense que les luttes contre la précarité, les inégalités et toute forme de discrimination s’entremêlent, donc il faut qu’on veille à ne pas creuser ces problèmes mais au contraire qu’on œuvre à les résorber.

Le CESE

Le CESE est le Conseil économique, social et environnemental. C’est la troisième Assemblée citée dans la Constitution après l’Assemblée nationale et le Sénat. Son rôle est d’assurer un lien entre les pouvoirs publics et la société civile en conseillant le Gouvernement et le Parlement. Pour cela, le CESE peut être saisi par le Gouvernement ou le Parlement pour travailler sur un sujet, ou s’auto-saisir, c’est-à-dire choisir les sujets sur lesquels il travaille.

Le CESE réunit 19 groupes de représentation (entreprises, syndicats, organisations patronales, associations ou ONG[1]) qui désignent chacun des membres qui vont siéger au CESE en tant que conseillère ou conseiller. Ce sont 175 conseillères et conseillers qui sont réunis lors des Assemblées plénières qui ont lieu 2 fois par mois pour voter les avis, sur les rapports remis sur les sujets travaillés, préparés par les commissions.

 Le CESE comporte 7 commissions permanentes : affaires européennes et internationales ; affaires sociales et santé ; économies et finances ; éducation culture et communication ; environnement ; territoires, agriculture et alimentation ; travail et emploi. Des commissions peuvent aussi être créées ponctuellement selon les sujets (ex : vaccination, cannabis, fin de vie, etc.). Le CESE est dirigé par un Bureau de 19 membres et 1 Président dont les membres sont élus par les groupes de représentation.

Plus récemment, le CESE est aussi devenu la chambre de la participation citoyenne, ce qui se traduit par l’utilisation de méthodes participatives dans ses travaux, comme le tirage au sort de citoyens, l’organisation de conventions citoyennes, ou les consultations en ligne.


 Comment parvient-on à occuper une telle fonction ? Peux-tu revenir sur ta trajectoire professionnelle ?

J’ai travaillé 10 ans au Ministère du Travail sur les politiques d’emploi et la formation. J’ai ensuite été 5 ans à la CFDT, pour accompagner les négociations interprofessionnelles, en particulier concernant le dialogue social et les rémunérations. Après j’ai passé 12 ans chez Vigeo[2], pour faire de l’audit et du conseil en RSE[3] auprès d’équipes de direction d’entreprise. Et depuis 7 ans, je suis directrice RSE de la mutuelle Aesio.

 

Comment as-tu été nommée au CESE ?

Un décret fixe les structures qui sont représentées au CESE et c’est la structure qui te nomme. La CFDT a 14 places et c’est la confédération qui m’a désignée ainsi que 13 autres représentants CFDT.


Le CESE, une chambre de la participation citoyenne


En quoi le CESE est-il selon toi une instance importante pour défendre le travail et éclairer le débat public sur ces questions ?

Au sein de la Commission Travail et Emploi, notre problématique c’est la vie au travail et le travail dans la vie, et donc de pouvoir discuter avec des représentants des partenaires sociaux mais aussi des familles, de la jeunesse, de l’environnement, ça permet de regarder le travail d’une façon plus large, de mieux saisir ce qui change. Surtout, ce sont des gens qui composent la société qui se retrouvent au CESE donc certains ont des intérêts divergents par nature. On dit souvent qu’au CESE, le représentant de la ligue protectrice des oiseaux travaille toutes les semaines avec les chasseurs. Et c’est vrai, ici, on prend le temps discuter, de se connaître et on arrive à construire des positions communes ambitieuses.

On a le temps de comprendre le point de vue de l’autre, on a le temps de rentrer dans la complexité des sujets et la nuance. C’est un des rares lieux d’exercice de la démocratie au sens le plus noble du terme : on écoute, on respecte et on essaye de dépasser les clivages. Dans une période où l’écoute et la considération sont plutôt à la peine, des lieux comme ce sont des lieux à préserver.

Depuis 2021, le CESE est aussi la chambre de la participation citoyenne, on est invité à associer les citoyens à nos travaux. C’est ce qui a eu lieu, en particulier lors de la convention citoyenne sur la fin de vie, où 184 citoyennes et citoyens tirés au sort ont travaillé pendant 27 jours répartis entre décembre 2022 et avril 2023, nourris par des auditions d’experts et des échanges et ont adopté 65 propositions collectives visant à renforcer le cadre d’accompagnement de la fin de vie.

Mais c’est aussi le cas tout au long des travaux des commissions de travail. Au sein de la commission Travail et emploi, pour deux avis sur les trois élaborés depuis le début de la mandature (2021) nous avons mis en place une plateforme de consultation pour les acteurs de l’entreprise et de la cohésion sociale. On a fait une grande enquête, et mis en place une plateforme collaborative où des gens pouvaient exprimer des idées. Parmi ceux qui ont participé, on en a tiré au sort et on les a invités à travailler avec nous. Ça nourrit nos réflexions et ça associe des citoyens à l’exercice démocratique. Depuis 2021, plusieurs milliers de personnes ont été associées aux travaux du CESE.

Après les avis, on espère qu’ils seront lus, les recommandations prises en compte… Pour cela, on les présente aux ministères impliqués et on essaye d’assurer leur promotion auprès de tous les acteurs concernés.

 

As-tu un exemple d’un avis qui a abouti à une proposition politique ?

En 2017, on a fait un rapport sur les travailleurs de plateforme[4] (comme Uber Eat ou Deliveroo par exemple). Notre première préconisation était d’abord d’organiser un dialogue avec des travailleurs des plateformes et donc d’organiser une représentation collective de ces travailleurs : réunir les conditions pour parler avec les premiers concernés de leur rémunération, de leur protection sociale, etc. Depuis, le ministère a créé l’ARPE (Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi[5]), les élections de représentations ont eu lieu et il y a désormais des négociations entre représentants et plateforme. Plusieurs rapports avaient repris cette idée, même s’ils ne disaient pas "c’est l’idée du CESE" (sourire). On ne le fait pas pour ça. Que des députés ou décideurs publics se saisissent des préconisations du CESE, c’est le but !


L’enjeu n’est pas tant de renforcer la loi que de donner aux acteurs les moyens de la mettre en œuvre


Peux-tu parler du rapport sur le travail et la santé environnementale ?

Dans la commission travail emploi, on avait cette idée-là depuis un moment, de creuser ce qui était en train de changer dans le monde du travail du fait du réchauffement climatique. Les canicules de 2022 ont accéléré la décision. C’est Jean-François Naton qui a été désigné comme rapporteur de cet avis.

On voyait bien que des bonnes pratiques d’entreprise étaient difficiles à capter, que ce n’était pas encore un objet de dialogue social dans les entreprises ni dans les branches. Alors, on a réalisé une enquête sur le site du CESE en ciblant prioritairement les acteurs du dialogue social. Les résultats montrent que les répondants ont conscience que le climat impacte leur travail et leur santé au travail, mais dans leur entreprise, ce n’est pas un sujet. Un tiers d’entre eux disent qu’ils ont eu une formation, mais souvent c’est la fresque du climat, donc ça les sensibilise aux enjeux climatiques mais ça ne les forme pas sur la façon dont ils peuvent agir dessus ou être directement impactés.


Parmi les pistes de solution évoquées dans l’enquête, de nouvelles obligations légales semblent attendues mais celles qui existent déjà ne sont pas appliquées :  les DU[6] ne sont pas toujours faits, dans la BDESE[7], le E est inexistant…

Donc l’enjeu n’est pas tant de renforcer la loi que de donner aux acteurs les moyens de la mettre en œuvre. Sur ce sujet, l’acteur qui doit accompagner l’entreprise c’est le SPSTI[8], mais en creusant, le diagnostic a vite été posé que "la médecine du travail est malade". Les SPSTI n’ont pas la capacité d’embrasser tous les sujets sur lesquels ils doivent agir : les risques psychosociaux liés au développement de l’intelligence artificielle, les risques liés au vieillissement de la population active et les questions de santé environnementale. Donc la priorité c’est de donner les moyens à la médecine du travail.

 

Avis "Travail et santé-environnement : quels défis relever face aux dérèglements climatiques", rapporteur Jean-François Naton

Cet avis émane d’une proposition de la commission Travail et Emploi au bureau du CESE le 4 octobre 2022. L’enjeu de cet avis est de formuler des préconisations pour permettre aux acteurs du monde du travail d’agir "à la fois pour adapter le travail au réchauffement climatique et pour atténuer l’impact des activités humaines sur le climat" (Jean-François Naton, introduction de l’avis).

Cet avis s’appuie sur l’audition ou la rencontre de 72 personnes parmi lesquelles on trouve des scientifiques et acteurs de la santé au travail et de la santé environnementale. Il s’appuie également sur une enquête réalisée via une plateforme en ligne ayant recueilli 1 922 contributions.

Si l’enjeu majeur d’un avis est la formulation de préconisations pour orienter l’action publique, il est toutefois intéressant d’analyser les constats depuis lesquels ces préconisations émergent.

Premier constat, celui de l’importance d’une approche globale de la santé qui intègre santé au travail et santé environnementale, en particulier autour de la notion d’exposome. Cette notion est inscrite dans la loi de modernisation du système de santé de 2016 qui la définit comme "l’intégration sur la vie entière de l’ensemble des expositions qui peuvent influencer la santé humaine"[9]. Il s’agit de cesser de considérer indépendamment les facteurs professionnels et les facteurs environnementaux dans la survenue des maladies : "Envisager la santé au travail sous cet angle invite nécessairement, par l’attention portée aux parcours de vie et à la diversité des facteurs de risques susceptibles d’interagir entre eux, à penser le décloisonnement des politiques publiques de santé" (p. 52). Cela veut dire, d’une part, que des expositions liées à l’environnement s’entremêlent avec celles liées au travail : cela peut être les effets cocktails d’exposition à des substances chimiques[10], ou, comme c’est le cas ici, une forte chaleur qui perturbe la vie quotidienne et altère la qualité du sommeil provoquant une baisse de productivité et une augmentation des risques d’accident. Mais cela veut dire également, d’autre part, qu’il existe un "risque global pour les activités humaines et pour l’habitabilité de notre milieu" et que "les responsabilités s’entrecroisent" (p.53) : exposer les salariés à des risques, c’est donc aussi, souvent exposer leur milieu de vie[11].

Deuxième constat significatif ensuite, celui d’un "dialogue social et professionnel insuffisamment développé pour traiter de la santé-environnement" (constat C). Cela s’explique notamment par la plus forte centralisation des instances et la moindre place consacrée à la santé et à la sécurité depuis la mise en place des ordonnances de 2017. En effet, les CSSCT n’existent pas toujours et n’ont pas d’existence juridique propre contrairement à ce qu’étaient les CHSCT. En s’appuyant sur le rapport d’évaluation de ces ordonnances[12], l’auteur de l’avis constate que la disparition des CHSCT "conduit à l’éloignement du dialogue social sur la prévention en santé des lieux où s’effectue le travail et s’est en même temps traduite par une surcharge de l’ordre du jour de l’instance beaucoup plus centralisée qu’est le CSE". Le rapport pointe ainsi "une charge de travail plus importante et des tâches rendues plus complexes" et "des moyens insuffisants" qui se traduisent par "des élus moins nombreux et un recours à l’expertise limité". Dans ce contexte, l’élargissement des prérogatives du CSE avec la loi Climat et résilience, désormais consulté sur les conséquences environnementales de l’activité, peine à être pleinement intégré aux discussions sur les orientations stratégiques de l’entreprise.

D’un côté donc, la centralisation des instances ne permet pas d’analyser les incidences du réchauffement climatique sur les activités de travail, et de l’autre, l’augmentation des prérogatives du CSE sans moyens supplémentaires (notamment en termes d’heures de délégation) ne permet pas aux élus de se saisir pleinement de la question de l’impact du travail sur l’environnement.

Si ce dernier constat ne constitue pas une surprise, c’est le moins qu’on puisse dire, le fait qu’il soit inscrit dans un avis du CESE contribue à lui donner du poids, y compris pour négocier des accords plus intéressants que la loi.

Pour répondre à ces constats et à ces enjeux, l’avis propose 3 axes d’action autour desquels s’agencent 17 préconisations synthétisées en 7[13].

CONNAÎTRE LES RISQUES ET DÉCLOISONNER LES POLITIQUES DE SANTÉ

1.  Améliorer les connaissances basées sur l’épidémiologie : développer la recherche, la prévention en assurant une "traçabilité" des données. La data de santé est un enjeu de gouvernance. Les signaux faibles détectés par le DUERP permettront d’anticiper et de rester vigilants.

2.  Renforcer et amplifier les formations des professionnels de santé et des acteurs de la prévention primaire sur la santé au travail et la santé-environnement, dès les premiers cycles universitaires ainsi que dans la formation continue : élargir les publics concernés par ces formations et augmenter le nombre d’heures dispensées.

3.  Nommer un délégué interministériel, placé auprès de la Première ministre pour renforcer la cohérence entre les différents Plans santé au niveau national (travail, environnement, adaptation au changement climatique) en alignant leurs calendriers et en assurant un suivi régulier de leur déploiement avec les pouvoirs publics, les partenaires sociaux, et l’ensemble des parties prenantes.

MOBILISER LES ENTREPRISES ET LES ACTEURS DU DIALOGUE SOCIAL

4. Réaliser une campagne nationale sur le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP). La mise en œuvre de cette obligation des employeurs doit être une condition de l’attribution et du maintien des aides publiques. Concernant les très petites entreprises (TPE), un tel dispositif nécessitera un accompagnement adapté à leur organisation pour se mettre en conformité.

5.  Faire des conséquences environnementales des orientations stratégiques de l’entreprise un thème de consultation récurrente obligatoire du CSE et prévoir que des discussions s’engagent dans les fonctions publiques pour l’élaboration d’une disposition équivalente.

6.  Pour limiter l’exposition des travailleuses et travailleurs à des températures extérieures élevées, après une négociation-cadre entre les partenaires sociaux du BTP, considérer la canicule comme une intempérie ouvrant droit aux congés prévus dans ce cas et envisager l’extension de ce dispositif, par la négociation, à d’autres activités concernées y compris dans la Fonction publique.

CONSACRER L’ÉCOUTE DES SALARIÉS COMME PRINCIPE DE PRÉVENTION

7.  Inscrire l’écoute des salariés parmi les principes généraux de prévention du Code du travail. Sans entendre et comprendre "ceux qui font", il n’y aura pas de changements possibles.


Au titre de ta fonction de Présidente de la Commission Travail et Emploi du CESE, tu as également été nommée par le ministre du Travail pour piloter le rapport des Assises du travail, tu peux nous expliquer cela ?

Le ministre du Travail nous a nommés, Jean Dominique Senard et moi, pour piloter des "Assises du travail". L’idée était de relancer un débat national sur le travail, post Covid et associant partenaires sociaux, universitaires, experts, … À l’origine, les préconisations issues de ces Assises devaient nourrir un projet de loi envisagé à l’été, mais la mobilisation sur la réforme des retraites a décalé les projets.

 

Est-ce que ce n’était pas compliqué d’être impliquée dans la mobilisation contre la réforme au titre de la CFDT et en même temps d’être garante des Assises ?

La CFDT avait soutenu fortement cette idée d’Assises du travail, donc pour moi ce n’était pas un problème même si ça a pu être un peu cocasse d’être en réunion pour les Assises, avec le ministre du Travail un jour et de défiler dans le cortège CFDT le lendemain.


Il y a urgence à restaurer la confiance dans les relations de travail


Peux-tu expliquer comment se sont déroulés les travaux et ce que vous en avez retiré ?

Les Assises du travail c’est une centaine de personnes mobilisées. Certaines ont été auditionnées, d’autres ont été plus impliquées dans les trois groupes de travail qui ont permis d’organiser les réflexions :  le rapport au travail, santé et qualité de vie au travail, et démocratie au travail. Sur chacune de ces thématiques, il y avait un groupe de travail où toutes les organisations, syndicales et patronales ont été invitées. En parallèle se sont tenus des évènements en région, deux évènements nationaux et la plateforme de consultation en ligne. Nous avons aussi reçu 133 contributions écrites, d’acteurs du monde du travail.

Une fois qu’on a eu toute cette matière, ça a été lu, synthétisé, avec une chargée de mission de l’IGAS. Nous avons retenu les thématiques qui nous semblaient les plus fondamentales, et des préconisations qui nous paraissaient assez consensuelles. Des sujets ne sont pas abordés, comme les rémunérations car on était en pleine négociation sur le partage de la valeur. Et peut-être que d’autres thèmes auraient pu être plus approfondis si nous avions eu plus de temps, comme l’impact sur les organisations du travail de la transformation environnementale ou celui de l’intelligence artificielle par exemple.

Mais nous souhaitions beaucoup insister sur l’urgence à restaurer la confiance dans les relations de travail. Ça peut faire un peu Bisounours dit comme ça, mais on explique le sujet. La financiarisation et la numérisation du travail ont fait exploser le suivi de l’activité par les chiffres et augmenter la place du reporting dans les modalités de financement et dans le management. Cela renforce l’idée de ne voir le travail que comme un coût. C’était déjà une tendance avant le covid. Et après la crise Covid, au lieu de retrouver de la solidarité et de l’humanité, on a plutôt assisté à l’augmentation du management à distance et donc un surcontrôle de l’activité : le reporting, les indicateurs, le contrôle à distance. Il y a une tendance à la perte d’autonomie alors même que la capacité d’adaptation grandit et qu’elle ne peut pas se faire sans donner davantage d’autonomie aux collectifs de travail.

Un autre résultat important de notre travail est la nécessité de revoir la formation des managers, formation initiale, formation continue, la clarification de leur rôle, ce sur quoi ils sont évalués.

Nous avons également proposé de généraliser le dialogue professionnel. C’est-à-dire donner des espaces de parole sur les conditions de travail, l’organisation du travail ; écouter les travailleurs et partir de leur expertise pour préparer les évolutions à venir. Quand le dialogue social existe, c’est dans ce cadre qu’on doit en parler, quand il n’y en a pas ou que c’est bloqué, on doit parler du travail dans d’autres lieux. C’est un sujet de dialogue entre le manager et son équipe. Les salariés devraient également pouvoir en parler entre eux. Ce qui génère de la perte de sens et des risques psychosociaux, c’est de ne jamais pouvoir s’exprimer sur le travail réalisé, les éventuels dysfonctionnements, ne pas être entendu.

Au fil des présentations que je suis amenée à faire de ce rapport, je suis assez surprise de voir que la plupart des DRH, représentants syndicaux ou employeurs que je rencontre saluent qu’un rapport reconnaisse que la relation au travail change et qu’il y a un sujet culturel profond dont il faut se saisir. Il y a une prise de conscience qu’il y a quelque chose qui ne va plus.

 

Dans le rapport vous parlez aussi de l’aménagement du temps travail, et la semaine à 4 jours, qui questionne beaucoup dernièrement les salariés et les élus que l’on rencontre… Peux-tu en dire quelques mots ?

La conciliation des temps, ce n’est pas seulement au niveau du mois, de la semaine, ou de l’année, c’est au niveau de la vie entière au travail qu’il faut réfléchir, en tenant compte que seulement un tiers des salariés peuvent télétravailler. Donc on propose que le CESE fasse un bilan. On ne dit pas qu’il faut généraliser la semaine de 4 jours, mais qu’il faut regarder ce qui se fait, l’état du droit par rapport au champ des possibles, regarder ce qui se fait dans les autres pays, etc. Donc il faut globalement réfléchir à différentes façons d’organiser la durée du travail…


L’effectivité et l’accessibilité aux droits, c’est trouver des moyens pour que les gens connaissent leurs droits et sachent les activer


Quelles sont les autres recommandations importantes selon toi ?

Dans le droit fil de cette question de la durée du travail, le rapport propose la généralisation d’une pré-retraite progressive. Là encore, on pense qu’il faut commencer par réaliser une étude d’impact, dans une perspective qui ne s’en tienne pas seulement au Code du travail, mais qui embrasse une perspective plus large car c’est un sujet sociétal. Quand on veut regarder l’impact des pré-retraites, on doit regarder l’impact financier sur les caisses de retraites, mais aussi sur celles de l’assurance maladie et de l’assurance chômage… Le coût pour l’une des Caisses pourrait-il être partiellement compensé par les économies réalisées dans les autres ?

La deuxième recommandation que je tiens à défendre et que l’on n’a pas encore abordée est celle de l’effectivité et de la portabilité des droits. Il faut s’assurer que tout le monde a accès à ses droits sociaux, les contrats précaires comme les agents des fonctions publiques. L’effectivité et l’accessibilité aux droits, c’est trouver des moyens pour que les gens connaissent leurs droits et sachent les activer. Aujourd’hui déjà pour avoir accès à des droits, comme le conseil en évolution professionnelle, auquel on a tous droit, il faut aller se connecter sur internet. Déjà ça, c’est compliqué pour beaucoup de citoyens donc il faut travailler là-dessus. Ensuite, une estimation de Pôle Emploi indique que les jeunes vont être amenés à avoir 13 à 15 employeurs dans leur vie donc il est donc essentiel que les droits puissent être transférés d’un emploi à l’autre. C’est la portabilité des droits.

Enfin, il y a la préconisation qui appelle à une "révolution" en matière de culture de la prévention, et qui propose d’inscrire l’écoute des travailleurs comme principe de prévention.


 

Rapport du Conseil national de la refondation, "Re-considérer le travail", rapport des garants des Assises du Travail au ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, avril 2023

Le rapport "Re-considérer le travail" est la restitution des Assises du travail qui ont été organisées par le Ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion dans le cadre du Conseil national de la refondation. Dans un contexte marqué par une crise sanitaire qui a amplifié "les réflexions sur le sens et le rapport au travail, déjà amorcées par les transitions économiques et numériques", l’enjeu de ces Assises était de replacer le travail "au cœur du débat public, au même titre que l’emploi, afin d’accompagner au mieux ces évolutions et les attentes de nos concitoyens"[14].

Ces Assises se sont déroulées autour de 3 types de travaux : des groupes de travail thématiques (rapports au travail, santé et qualité de vie au travail, démocratie au travail) ; des évènements territoriaux réunissant les partenaires sociaux pour recueillir leurs points de vue (organisés par les DREETDS) ; des interventions d’acteurs de l’entreprise ou de la prévention des risques professionnels ou des conditions de travail.

Ces Assises se sont déroulées dans un temps restreint, 3 mois, et marqué par la mobilisation sur la réforme des retraites, ce qui a conduit les garants à faire "le choix de [se] concentrer sur quelques priorités qui [leur]ont semblé particulièrement urgentes, avec un objectif général : concilier le développement économique avec l’épanouissement individuel et collectif, en plaçant le travail au cœur du débat" (conclusion du rapport, p.43).

L’enjeu de ce rapport n’est donc pas initialement de bouleverser les politiques actuelles du travail et de la santé au travail, et cela est exprimé dès l’introduction : "loin de vouloir créer de nouvelles rigidités, d’empêcher ou d’interdire, ce rapport veut accompagner les mutations". On peut d’ailleurs remarquer l’absence de certains syndicats de salariés comme la CGT ou Solidaires et la prépondérance des acteurs issus de l’entreprise ou institutionnels par rapport à des scientifiques issus plutôt du monde académique.

Les 17 recommandations du rapport s’organisent autour de 4 axes d’actions et proposent d’instaurer un rendez-vous annuel pour suivre leur mise en œuvre.

Axe 1 : Gagner la bataille de la confiance par une révolution des pratiques managériales et en associant davantage les travailleurs :

  • Revoir les formations dispensées aux managers, tant initiales que continues, en expérimentant une approche par les filières, dans les territoires, en favorisant l’accès aux financements de la formation continue, et en recourant largement à des certifications en management.
  • Renouveler la démocratie au travail en généralisant le dialogue professionnel sur la qualité et l’organisation du travail, dans le secteur public comme dans le secteur privé.
  • Organiser le dialogue social en proximité des situations de travail.
  • Conforter la dimension sociale dans les démarches de responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

Axe 2 : Adapter les organisations du travail, favoriser les équilibres des temps de vie et accompagner les transitions pour les travailleurs :

  • Évaluer les organisations alternatives des temps de travail, notamment les différents types de semaines de 4 jours, dans le secteur privé et dans le secteur public : saisir le CESE d’une demande d’avis sur les expérimentations en cours, pour identifier les motivations des employeurs et des travailleurs, évaluer les modalités de mise en œuvre et capitaliser sur les bonnes pratiques.
  • Passer d’un droit à la déconnexion formel à son application et son respect, tant par les employeurs que par les travailleurs.
  • Créer un dispositif simple et lisible permettant de conserver des jours de congé non pris et de les utiliser tout au long de sa carrière, quel que soit le statut d’emploi, tout en préservant le droit au repos des travailleurs et la capacité financière des employeurs.
  • Concevoir un dispositif d’aménagement des fins de carrière permettant une diminution progressive d’activité compensée partiellement pour les entreprises/organisations et les travailleurs.
  • Favoriser les transitions et les reconversions professionnelles pour tous les travailleurs, y compris les indépendants, en donnant plus de visibilité aux dispositifs existants et en renforçant le Conseil en évolution professionnelle.

Axe 3 : Assurer aux travailleurs des droits effectifs et portables tout au long de leur parcours professionnel :

  • Lancer une mission IGA-IGAS-IGF visant à évaluer le caractère effectif des droits sociaux acquis par les travailleurs dont les contrats de travail sont les plus précaires, dans le secteur privé et dans les fonctions publiques.
  • Assurer l’effectivité des droits sociaux et leur portabilité pour permettre une fluidité des parcours professionnels entre statuts d’emploi, en mettant à l’agenda social des partenaires sociaux, sous l’égide de l’ARPE, la couverture du risque accidents du travail/maladies professionnelles qui deviendrait obligatoire pour les travailleurs des plateformes de mobilité via un système de prélèvement obligatoire au 1er euro travaillé.
  • Favoriser le recours aux droits sociaux acquis et services associés en mettant en place un portail unique d’accès aux différents comptes sociaux et en assurer la promotion, pour favoriser la connaissance des dispositifs, notamment le Conseil en évolution professionnelle.

Axe 4 : Préserver la santé physique et mentale des travailleurs, un enjeu de performance et de responsabilité pour les organisations.

  • Ajouter un 10e principe général de prévention à l’article L.4121-2 du Code du travail : écouter les travailleurs sur la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail et les relations sociales.
  • Activer le levier de la formation, dans le secteur privé et les fonctions publiques, pour développer une culture de prévention partagée.
  • Accompagner les employeurs publics et privés pour augmenter significativement le nombre de structures ayant réalisé leurs obligations d’identification et de prévention des risques, y compris au sein des plus petites structures.
  • Accompagner la montée en puissance des Services de prévention et de santé au travail (SPST) comme acteurs de prévention en renforçant la médecine du travail.

 

Le point de vue de 3E :

Si nous pouvons, pour notre part, regretter le manque de prescriptions contenues dans ce rapport, dans un domaine qui repose déjà trop largement sur la bonne volonté de l’employeur, nous considérons pour autant que ce rapport propose certaines recommandations qui peuvent améliorer sensiblement les conditions de travail, du dialogue social et de la prévention des risques professionnels. Le fait qu’elles émanent des Assises du Travail peut donner du poids aux élus dans les entreprises pour réclamer une meilleure association des salariés à la vie de l’entreprise, pour négocier des accords en vue d’un dialogue social de proximité ou encore pour faire valoir à l’employeur ses responsabilités en matière de prévention primaire des risques professionnels. 


L’écoute des salariés comme principe de prévention


Justement dans les deux rapports, il y a cette question de l’écoute des salariés comme principe de prévention, peux-tu nous en dire plus ?

L’enquête conditions de travail, d’Eurofound[15] de 2021 pose des questions très précises à un échantillon représentatif de salariés de l’Union Européenne à 27 pays. Par exemple "avez-vous été consulté toujours ou souvent pour des modifications d’organisation qui touchent votre travail et avez-vous pu les influencer ?". La France est en dessous de la moyenne européenne sur cette question. On voit qu’on a tendance à moins associer les travailleurs aux décisions qui vont toucher leur travail. Pourtant quand on demande aux salariés français (sondage BVA, pour la fondation Jean Jaurès et la Macif[16]) ce qui manque surtout en entreprise, la première réponse est "la place accordée à la parole et à la participation des salariés"… L’attente est forte.

Faire de l’écoute des travailleurs un principe de prévention, concrètement c’est compléter la liste des neuf principes de prévention déjà inscrits dans l’article L4121 du Code du travail. Ajouter ce principe d’écouter permet de mettre le travailleur au cœur du dispositif.

On peut d’ailleurs remarquer dans ce rapport que le terme de "travailleur" a été choisi comme le mot juste pour rassembler les employés, salariés, travailleurs des plateformes, indépendants, auto-entrepreneurs... Les risques de santé au travail concernent toutes les formes d’emploi.

Il y a ceux qui disent que l’écoute des travailleurs est une évidence. Très bien, alors autant l’écrire ! D’autres disent que si c’est opposable, il faudra davantage associer les salariés aux DUERP... Je ne les détrompe pas.

Maintenant, il est évident que le principe d’écoute ne sera pas suffisant, parce que qui dit écouter dit répondre, et il va falloir apporter des réponses.

 

Quelles sont les suites pour ce rapport ?

Depuis fin avril on présente le rapport à tous ceux qui le demandent. Ça peut être des entreprises, think tank, des organisations syndicales. C’est quand même surtout le monde des partenaires sociaux même si on a voulu ouvrir, en adoptant une perspective plus large sur le travail. Par exemple la fonction publique ne nous a pas encore sollicités…

Ensuite, il ne t’a pas échappé que la première des recommandations est d’instaurer un rendez-vous annuel qui permette de faire le point sur les différentes recommandations, donc on espère que ce rendez-vous sera instauré, peut-être avec le CESE qui a voté une Résolution sur le travail en ce sens le 27 juin dernier.

 


[1] Groupe Agir autrement pour l’innovation sociale et environnementale ; Groupe Agriculture ; Groupe Alternatives sociales et écologiques ; Groupe Artisanat et Professions libérales ; Groupe CFE-CGC ; Groupe CFTC ; Groupe CGT ; Groupe de la CFDT ; Groupe de la CGT-FO ; Groupe de la Coopération ; Groupe des Associations ; Groupe des Non-inscrits ; Groupe des Organisations étudiantes et des mouvements de jeunesse ; Groupe des Outre-mer ; Groupe Entreprises ; Groupe Environnement et nature ; Groupe Familles ; Groupe Santé & Citoyenneté ; Groupe UNSA

[2] Agence de notation sociale et environnementale, fondée par Nicole Notat en 2002.

[3] Responsabilité sociétale des entreprises qui se définit comme la contribution volontaire des entreprises aux enjeux du développement durable, aussi bien dans leurs activités que dans leurs interactions avec leurs parties prenantes.

[4] https://www.lecese.fr/travaux-publies/les-nouvelles-formes-du-travail-independant

[5]  "Créée le 21 avril 2021, l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) est un établissement public chargé de réguler le dialogue social entre les plateformes de mise en relation et les travailleurs qui leur sont liés par un contrat commercial.

Placée sous la double tutelle du ministère chargé du travail et du ministère chargé des transports, l’ARPE a notamment organisé les premières élections des représentants des travailleurs indépendants utilisant les services des plateformes de mise en relation.

Ces scrutins qui se sont déroulés du 9 au 16 mai 2022, ont permis d’établir la liste des neuf organisations représentatives des travailleurs indépendants pour le cycle 2022 – 2024.

Le 18 janvier 2023, un accord inédit dans le secteur des VTC, fixant à 7,65 € net le revenu minimal par course, a été signé. Cet accord a été homologué par une décision de l’ARPE qui prend effet à compter du 23 mars 2023." https://travail-emploi.gouv.fr/ministere/agences-et-operateurs/article/arpe-autorite-des-relations-sociales-des-plateformes-d-emploi

[6] Document Unique d’évaluation des risques, obligatoire dans toutes les entreprises dès l'embauche du 1er salarié. L'employeur consigne dans ce document le résultat de l'évaluation des risques pour la santé et la sécurité auxquels peuvent être exposés les salariés.

[7] Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE) qui rassemble les informations sur les grandes orientations économiques, sociales et environnementales de l'entreprise que l'employeur d'au moins 50 salariés doit mettre à disposition du comité économique et social (CSE) ou des représentants du personnel.

[8] Service de prévention et de santé au travail interentreprises

[9] Loi n°2016-41 du 26 janvier 2016, article L. 1411-1.

[10] Voir sur ce point notre dossier sur les cancers professionnels, https://www.groupe3e.fr/perspectives_11, p.10.

[11] C’est en ce sens que l’on peut considérer les travailleurs comme des sentinelles des risques environnementaux, comme nous l’expliquons également dans notre dossier sur les cancers professionnels, p.19.

[12] "Évaluation des ordonnances du 22 septembre 2017 relatives au dialogue social et aux relations de travail", France stratégie, décembre 2021, https://www.strategie.gouv.fr/publications/evaluation-ordonnances-22-septembre-2017-relatives-dialogue-social-aux-relations-de-0

[13] On peut retrouver les 17 préconisations en consultant l’avis (p. 5-6).

[14] Extrait de la lettre de mission du ministre du Travail remise aux garants, p.49 du rapport.

[15] "Enquête européenne sur les conditions de travail", Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, https://www.eurofound.europa.eu/fr/publications/series/european-working-conditions-telephone-survey-2021#tab-03

[16] Enquête sur les "les jeunes et l’entreprise" auprès de 1000 jeunes Français âgés de 18 à 24 ans, https://www.bva.fr/sondages/bva-fondation-jean-jaures-macif-jeunes-entreprise/

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