La mise à disposition de salariés : quand s’alarmer ? – Acte II : La sous-traitance et le co-emploi

Dans le premier article composant cette série sur la mise à disposition, il a été question de voir dans quels cas de figure la liberté que celle-ci suppose peut se transformer en une flexibilisation dangereuse pour les salariés concernés. En plus de ces hypothèses concrètes, il était nécessaire de présenter le cadre juridique de la mise à la disposition (ainsi que les sanctions encourues en cas de violation) afin de proposer un point de vigilance le plus complet possible sur ce régime.

Dans ce second article, la même méthode sera utilisée au sujet de deux modèles très spécifiques de mise à disposition, la sous-traitance et le co-emploi.

 

Article extrait de Décodage n°34 | Avril 2024, écrit en collaboration avec Me Caroline Substelny.


 

 

La sous-traitance

La sous-traitance est une opération par laquelle une entreprise "cliente" (ou "utilisatrice"), appelée le "donneur d’ordre", confie à une autre entreprise "extérieure", le "sous-traitant", l’exécution d’un travail ou d’un service bien déterminé.

Il s’agit donc d’une opération temporaire. L’exécution du travail ou du service se fait sous la responsabilité du sous-traitant.

Contrairement à la mise à disposition, la sous-traitance concerne une activité et non pas des salariés. L’entreprise sous-traitante conserve donc son propre personnel et son propre matériel pour exercer cette activité.

Il peut s’agir :

  • De tâches que le donneur d’ordre n’a pas la capacité d’exécuter ;
  • Ou bien de tâches qui ne font pas partie de l’activité principale du donneur d’ordre.

 

La sous-traitance peut s’exercer dans les locaux du donneur d’ordre ou non.

La sous-traitance consistant en une délégation de tâches, son intérêt économique est clairement assumé. La prestation peut avoir pour but de faire des bénéfices financiers.

Pour autant, l’opération de sous-traitance n’en demeure pas moins contrôlée.

 

 

La sanction de la sous-traitance déguisée

Pour être régulière, l’opération de sous-traitance ne doit pas révéler une situation de prêt de main-d’œuvre illicite ou de marchandage.

Si tel est malgré tout le cas, les entreprises concernées encourent les sanctions prévues pour ces délits.

 

Sur le plan pénal, une peine d’emprisonnement de 2 ans et une amende de 30 000 € (ou une de ces deux peines seulement) peuvent être prononcées.

Les personnes morales peuvent être punies d’une amende de 150 000 €.

Des sanctions administratives sont également possibles, tout comme une annulation des exonérations sociales pour l’entreprise fautive.

 

Concrètement, la sous-traitance peut être illicite si :

Les obligations du donneur d’ordre

L’information du CSE sur le recours à la sous-traitance

Le donneur d’ordre doit informer le CSE du nombre de salariés qui appartiennent à une entreprise extérieure. Cette donnée fait partie de l’information annuelle sur la politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi (article L. 2312-24 du Code du travail).

Le donneur d’ordre doit inscrire les informations sur la sous-traitance dans la base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE) (article R. 2323-1-3 du Code du travail).

Si l’information du CSE est jugée insuffisante à ce sujet, un délit d’entrave peut être caractérisé (Cass.Crim., 08/01/2002, n° 01-82.757).

Le CSE qui constate l’insuffisance des informations contenues dans la BDESE (et donc considère qu’il ne dispose pas d’éléments suffisants pour exercer ses pouvoirs) peut saisir le président du Tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond.

L’intérêt de cette démarche est d’obtenir rapidement la communication des éléments manquants par l’employeur (article L. 2312-15 du Code du travail).

 

 

La vigilance vis-à-vis du délit de travail dissimulé

Le donneur d’ordre doit vérifier que le sous-traitant ne commet pas le délit de travail dissimulé (articles L. 8221-1, L. 8221-3 et L. 8221-5 du Code du travail), même si ce dernier est établi à l’étranger (articles L. 8222-4 et D. 8222-7 du Code du travail).

 

Le travail dissimulé consiste, pour l’entreprise concernée, à :

  • Ne pas déclarer tout ou partie de son activité ;
  • Ne pas déclarer tous ses salariés.

 

Le donneur d’ordre doit, si le montant de la prestation est au moins de 5 000 euros, s’assurer que le sous-traitant s’acquitte de ses obligations fiscales et sociales.

Cette obligation de contrôle doit être remplie :

  • Lors de la signature d’un contrat de sous-traitance ;
  • Puis tous les 6 mois.

 

Pour vérifier que le sous-traitant est bien à jour de ses obligations fiscales et sociales, le donneur d’ordre doit lui demander :

  • Un document attestant de l’immatriculation de l’entreprise ;
  • Une attestation de vigilance délivrée par l’URSSAF.

 

Si le sous-traitant emploie des salariés de nationalité étrangère, il doit également remettre au donneur d’ordre une attestation sur l’honneur certifiant que ces salariés sont autorisés à travailler en France (articles L. 8254-2 et D. 8254-14 du Code du travail).

 

Si le donneur d’ordre n’a pas procédé à ces vérifications et que le sous-traitant a eu recours au travail dissimulé, un certain nombre de sanctions existent :

  • Les réductions ou exonérations des cotisations ou contributions sociales dont a bénéficié le donneur d’ordre seront annulées (article L. 133-4-5 du Code de la Sécurité sociale);
  • Donneur d’ordre et sous-traitant (article L. 8222-2 du Code du travail) seront tous les deux condamnés au :
    • Paiement des impôts, taxes et cotisations obligatoires ;
    • Remboursement des aides publiques perçues par le donneur d’ordre ;
    • Paiement des rémunérations, indemnités et charges dues par le sous-traitant pour les salariés dont l’emploi n’a pas été déclaré.

Les obligations à l’égard des salariés du sous-traitant

La représentation des salariés du sous-traitant

Les salariés présents dans les locaux de l’entreprise cliente depuis plus d’1 an sont pris en compte dans le calcul des effectifs de celle-ci (article L. 1111-2 2° du Code du travail).

Un salarié qui remplit cette condition de présence peut être désigné représentant syndical au sein de l’entreprise cliente (Cass.Soc., 29/02/2012, n° 11-10.904).

Les salariés présents en continu dans les locaux de l’entreprise cliente depuis au moins 1 an sont électeurs au sein de cette dernière.

Concrètement, ils peuvent choisir :

  • D’y exercer leur droit de vote ;
  • Ou bien de voter dans leur entreprise d’origine.

En revanche, les salariés du sous-traitant ne sont pas éligibles au sein de l’entreprise cliente (article L. 2314-23 du Code du travail).

Les obligations du donneur d’ordre en matière de législation du travail

Si le donneur d’ordre apprend par l’inspection du travail que le sous-traitant est en infraction par rapport à la législation du travail, il doit lui enjoindre de mettre fin à la situation (article L. 8281-1 du Code du travail).

Cela vise des situations diverses. Les manquements peuvent concerner :

  • Les libertés individuelles et collectives ;
  • Les discriminations et l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ;
  • Les droits aux congés ;
  • L’exercice du droit de grève ;
  • La durée du travail ;
  • La rémunération ;
  • La santé et la sécurité au travail.

Le sous-traitant dispose d’un délai de 15 jours après réception de l’injonction pour indiquer au donneur d’ordre les mesures prises pour régulariser la situation. Le donneur d’ordre adresse sans délai une copie de cette réponse à l’inspection du travail (articles L. 8281-1, R. 8281-1 à R. 8281-4 du Code du travail).

Le donneur d’ordre encourt une amende de 5e classe (article R. 8282-1 du Code du travail) si :

  • Il n’a pas réalisé d’injonction ;
  • Ou s’il n’a pas indiqué à l’inspection du travail la réponse (ou l’absence de réponse) du sous-traitant.

 

 

Les obligations du donneur d’ordre en matière de paiement des salaires

Le paiement des salaires et des charges sociales est en principe assuré par le sous-traitant, étant donné qu’il conserve son statut d’employeur.

Malgré tout, si le sous-traitant est défaillant, le donneur d’ordre peut être appelé pour garantir ce paiement (article L. 8232-2 du Code du travail).

Si le donneur d’ordre apprend par l’inspection du travail que le sous-traitant manque à ses obligations de paiement des salaires, il doit lui enjoindre de le faire (article L. 3245-2 du Code du travail).

Le sous-traitant dispose d’un délai de 7 jours après cette injonction pour indiquer au donneur d’ordre, par écrit, les mesures qu’il entend prendre pour remédier à la situation (article R. 3245-1 du Code du travail).

Le donneur d’ordre doit informer l’inspection du travail de la réponse du sous-traitant ou, au contraire, de l’absence de réponse de ce dernier.

Donneur d’ordre et sous-traitant seront tous les deux condamnés au paiement des salaires dus si le donneur d’ordre (article R. 3245-2 du Code du travail) :

  • N’a pas réalisé d’injonction à l’égard du sous-traitant ;
  • N’a pas informé l’inspection du travail de la réponse (ou de l’absence de réponse) du sous-traitant.

Les obligations du donneur d’ordre en matière de conditions d’hébergement

Si le donneur d’ordre apprend par l’inspection du travail que le sous-traitant héberge des salariés dans des conditions inhumaines, il doit l’enjoindre à remédier à la situation (article L. 4231-1 du Code du travail).

Le sous-traitant dispose de 24 heures pour informer le donneur d’ordre des mesures prises en ce sens. Le donneur d’ordre doit informer l’inspection du travail de la réponse du sous-traitant ou, au contraire, de l’absence de réponse de ce dernier (article R. 4231-2 du Code du travail).

Si le sous-traitant ne prend aucune mesure, c’est le donneur d’ordre qui prend à sa charge, sans délai, l’hébergement collectif des salariés dans des locaux conformes (article R. 4231-3 du Code du travail).


Les situations de co-emploi dans le cadre d’une mise à disposition

Les situations de co-emploi en dehors d’un groupe de sociétés

Le co-emploi peut être caractérisé lorsque des salariés prêtés peuvent se prévaloir de l’existence de deux contrats de travail les liant, respectivement, à l’entreprise prêteuse et à l’entreprise utilisatrice (Cass.Soc., 04/04/1990, n° 86-44.229).

Pour qu’un contrat de travail soit reconnu entre les salariés mis à disposition et cette entreprise utilisatrice, un lien de subordination doit exister entre eux. C’est aux salariés de prouver la réalité de ce lien.

Il faut que l’entreprise utilisatrice outrepasse le simple pouvoir de direction qu’elle possède à l’égard des salariés mis à disposition.

Concrètement, elle doit se comporter comme le véritable employeur de ces derniers. C’est notamment le cas si elle dispose d’un pouvoir disciplinaire à leur encontre (Cass.Soc., 30/06/2010, n° 09-67.496) ou si elle fixe elle-même la date des congés payés (Cass.Soc., 15/03/2006, n° 04-45.518).

 

Quel est l’intérêt, pour les salariés concernés, de faire reconnaître une situation de co-emploi dans le cadre d’une mise à disposition ?

Si un salarié parvient à démontrer qu’un contrat de travail existe entre l’entreprise utilisatrice et lui, cette entreprise devra assumer toutes les obligations qui découlent d’un tel contrat.

Par exemple, l’entreprise utilisatrice devra respecter les règles du licenciement applicables en cas de rupture d’un contrat de travail. Le salarié mis à disposition peut très bien saisir le Conseil de prud’hommes afin de demander à ce que la rupture de son contrat de travail soit analysée comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Il peut alors obtenir des dommages et intérêts (CA Rouen, 19/02/2013, n° 12/03055).

Aussi, le salarié peut demander en justice le paiement, par l’entreprise utilisatrice, d’heures supplémentaires qui n’auraient pas été décomptées et rémunérées par l’entreprise prêteuse.

Si l’entreprise utilisatrice s’est en plus rendue coupable du délit de travail dissimulé, le salarié peut obtenir le versement d’une indemnité supplémentaire équivalente à 6 mois de salaire (article L. 8223-1 du Code du travail).

 

La situation de co-emploi au sein d’un même groupe de sociétés

Le co-emploi peut également être caractérisé dans le contexte d’un groupe de sociétés. Il faut pour cela s’intéresser à la société qui détient la majorité du capital du groupe (autrement dit, qui possède d’autres sociétés de manière directe ou indirecte). Cela vise également la société qui exerce une influence majoritaire du fait de ses droits de vote (article L. 2331-1 du Code du travail).

Si cette société ("la société mère") s’immisce de façon permanente et anormale dans la gestion d’une filiale (une société détenue par cette société mère mais disposant de la personnalité morale et d’une indépendance comptable) de sorte que celle-ci perde son autonomie, alors une situation de co-emploi existe (Cass.Soc., 25/11/2020, n° 18-13.769).

Certains indices existent pour démontrer l’immixtion anormale de la société mère dans la gestion de sa filiale :

  • La société mère gère, au quotidien, les ressources humaines, informatiques et comptables de la filiale. Cela signifie qu’elle prend toutes les décisions d’administration courante, même mineures ;
  • La société mère et la filiale ont les mêmes dirigeants et la même clientèle ;
  • Toutes deux ont des activités similaires.

 

L’intérêt de faire reconnaître une situation de co-emploi dans un contexte de groupe de sociétés prend tout son sens en cas de licenciement économique.

Si la société mère entretient des liens trop étroits avec l’une de ses filiales, un salarié licencié pour motif économique peut réclamer des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La subtilité est qu’il pourra le faire contre la filiale, son ancien employeur, mais également contre la société mère. Cela signifie qu’il pourra choisir de se retourner contre l’une ou l’autre pour obtenir la réparation de tout son préjudice (Cass.Soc., 22/01/1992, n° 87-44.284)

Dans les faits, cela permet au salarié de se retourner contre le "co-employeur" le plus solvable, la société mère le plus souvent (Cass.Soc., 06/07/2016, n° 15-15.481).

Cela est particulièrement utile en cas de redressement ou de liquidation judiciaire de la filiale.

Dans cette hypothèse, en se retournant contre la filiale, le salarié n’aura droit qu’à une indemnisation partielle de la part de l’agence pour la garantie des salaires (AGS). Cette dernière permet en effet au salarié de recevoir toutes les sommes auxquelles il a droit au titre de la relation de travail (cela concerne notamment les salaires, les préavis ou encore les indemnités de rupture du contrat). Cependant, cette garantie est limitée par des plafonds.

Ainsi, en se retournant contre la société mère, le salarié n’est pas soumis à ces plafonds de paiement (Cass.Soc., 01/06/2023, n° 21-22.856).

Le salarié licencié pour motif économique pourra également agir de la sorte afin de demander le respect de toutes les obligations nées de cette situation.

Par exemple, l’obligation de reclassement doit être respectée par chaque co-employeur, ce qui laisse davantage de possibilités d’action pour le salarié (Cass.Soc., 28/09/2011, n° 10-12.278).

 

Cependant, il est très difficile de faire reconnaître en justice la notion de co-emploi au sein d’un groupe de sociétés. En effet, l’immixtion de la société mère dans la gestion de la filiale doit être quotidienne.

En d’autres termes, il est nécessaire de prouver que la filiale est totalement en retrait en ce qui concerne quasiment toutes les prises de décision.

Ainsi, ne relèvent pas du co-emploi des situations où :

 

Les juges estiment souvent, dans ces cas de cas de figure, que la société mère agit au nom d’une nécessaire coordination des actions entre la filiale et elle (Cass.Soc., 24/05/2018, n° 17-15.630).

Seule l’ingérence abusive de la société mère est de nature à justifier la reconnaissance d’une situation de co-emploi. C’est notamment le cas si elle a décidé du transfert des équipes informatique, comptable et ressources humaines de la filiale. Cette dernière ne dispose donc plus de son pouvoir de gestion permanente puisqu’elle ne peut plus prendre de décisions financières, administratives ou en matière de recrutement. L’immixtion de la société mère est donc anormale et quotidienne (Cass.Soc., 06/07/2016, n° 15-15.481).  

 

 

S’il est impossible de faire reconnaître une situation de co-emploi, l’action en responsabilité extra-contractuelle reste un levier d’action possible.

Cela signifie que les salariés ayant perdu leur emploi peuvent tenter de démontrer que la société mère a commis une faute qui a contribué à la suppression d’emploi. Cette société mère devra alors réparer le préjudice du salarié, né de la perte de son emploi.

La société mère peut être fautive à ce titre et ainsi être condamnée à réparer le préjudice des salariés si :

Ses agissements ont contribué à appauvrir économiquement les filiales au point d’entraîner une procédure de licenciement économique et la disparition d’emplois (Cass.Soc., 24/05/2018, n° 17-12.560).

 

Partager cet article