Alors que La Poste n’était pas passée au CSE, disposant encore de CHSCT, des négociations ont débuté en ce sens il y a quelques mois. Malgré le recul dont nous disposons depuis 2017 et des bilans négatifs de toute part, autant de l’État lui-même, de l’ensemble des syndicats que de certaines directions, le projet postal mis sur la table reprend la même philosophie. Le risque ne peut qu’être, comme dans le secteur privé, celui d’un affaiblissement du travail de proximité, et surtout, de l’impossibilité pour les instances de santé au travail d’agir efficacement.
Dans sa publication de juillet 2022, la Dares, l’institut statistique du ministère du Travail, établit un bilan de la fusion des instances représentatives du personnel (IRP), qui fut une des premières mesures de Macron, via les ordonnances Travail de 2017. Il s’agissait de regrouper le CE, le CHSCT et la DP, remplacés par une instance unique, le Comité Social et Économique (CSE). S’adjoint à ce dernier, une Commission Sécurité, Santé et Conditions de travail (CSSCT). Le bilan de la Dares est sans appel : elle note un important recul de la représentation des salariés, une perte de proximité des élus et insiste sur le repli des questions de santé au travail dans les entreprises.
C’est à la même période que La Poste SA, qui avait bénéficié d’une exception à ce sujet, a décidé d’engager des négociations avec les organisations syndicales afin de mettre en place le CSE. Le législateur s’est emparé du sujet à l’automne et a déposé une loi, adoptée au Sénat, visant à supprimer l’exception postale en termes d’IRP et de droit syndical.
Qu'est-ce que la Poste aujourd'hui ?
Le Groupe La Poste est aujourd’hui une multinationale. En 2021, son chiffre d’affaires était de 34.7 milliards, dont 41 % réalisés à l’international. Ses effectifs étaient de 240 000 salariés à l’international et 190 000 en France. Les postiers – La Poste SA – représentent la majorité, avec 180 000 salariés. L’effectif de ces derniers a fortement évolué puisqu’ils étaient 320 000 à l’aune du XXIe siècle, ce qui équivaut à une baisse de 43 %. Cette réduction – 140 000 postiers en moins en vingt ans – s’est appuyée sur le non-remplacement des départs en retraite, sans aucun plan social. Ce sont les salariés de la maîtrise et de l’exécution qui ont supporté seuls cette évolution, passant de 260 000 à 120 000, soit une division par plus de deux.
Dans le cas des bureaux de poste, la branche Réseau, cette réduction s’est matérialisée par la fermeture d’une partie d’entre eux et une rationalisation du travail pour les autres, diminuant les effectifs de 100 000 à 40 000 (-60 %) sur la période. Pour la branche Services Courrier-Colis, c’est d’une part l’industrialisation du tri postal et la fermeture des centres, d’autre part, la réduction du nombre de facteurs et le développement de la sous-traitance, notamment au colis, qui expliquent le passage de 160 000 à 110 000 salariés (-31 %). Quant aux Services financiers, c’est l’informatisation puis la dématérialisation des services bancaires, ainsi que l’évolution du métier et la mutualisation, qui ont réduit de 23 000 à 11 000 le nombre de postiers (-50 %) de cette branche.
La Poste a longtemps été une administration publique, avant de devenir en 1990 un exploitant public (assimilé à une EPIC) puis en 2010 une entreprise privée (SA) à capitaux publics. Alors qu’on ne recrutait que des fonctionnaires, ce sont des salariés de droit privé qui ont progressivement pris le pas, créant une organisation où cohabitent, encore jusqu’à aujourd’hui, plusieurs formes d’emploi. Ainsi, les contractuels stables (CDI) représentent aujourd’hui la majorité des salariés (63 %), alors que la situation était inversée il y a vingt ans, où la part des fonctionnaires se portait à 70 %.
Les instances actuelles à la Poste : le rôle central du CHSCT
S’agissant des IRP, cette histoire singulière eut pour conséquence une sorte de millefeuilles, avec un mélange des instances de la fonction publique (CAP/CCP, CT), du secteur privé (CHSCT) et des spécificités postales (CDSP, RDSL, CNSST). Les instances sont nombreuses ; celle principale et légitime étant le Comité Technique, qui a en charge les questions collectives (réorganisations, formation, qualifications, égalité professionnelle, etc.). Il ne dispose en pratique que de peu de pouvoir et d’aucune prérogative économique. Rappelons par ailleurs qu’il n’y a jamais eu de Délégué du Personnel (DP) ni de Délégué Syndical (DS) dans l’institution postale.
Malgré toutes ces instances, seul le CHSCT comporte un pouvoir d’agir et des marges de manœuvre, et est souvent doté d’une forte proximité. En effet, alors qu’il y a 150 Comités Techniques (CT) à La Poste, soit 1 pour 1200 postiers, les CHSCT sont plus de 600, soit 1 pour 290 salariés. Par ailleurs, les représentants du personnel des CHSCT sont rarement déchargés à plein temps, ce qui leur procure une connaissance du travail réel et une proximité avec les salariés.
Jusqu’à 2011, les CHSCT étaient sous la législation publique avec des possibilités moindres. À partir de cette date, ils se voient octroyer les prérogatives du Code du travail. Ce changement produit une dynamique de l’instance observable dans le graphique ci-contre. Alors qu’avant 2011, les CHSCT se réunissent en moyenne 2 à 3 fois par an, c’est 7 ou 8 fois aujourd’hui, soit 2 à 3 fois plus. L’année 2020, début de la crise sanitaire, voit son nombre de réunions grimper à 14. Cela permet de prendre la mesure de la réactivité de cette instance face à une situation exceptionnelle (savoir si ces réunions ont pu protéger les postiers face au risque est une autre question).
Source : bilans sociaux 2000 – 2022 de La Poste
L’utilité et l’efficacité des CHSCT peuvent aussi être mesurées à travers l’exemple de la distribution du Courrier. Tous les deux ans, les tournées des facteurs sont réorganisées, ce qui a supprimé 30 000 facteurs en une dizaine d’années. Ces réorganisations se basent sur une "modélisation de la charge" où les "durées" ont été prédéfinies par un bureau des méthodes. C’est grâce aux CHSCT que les représentants du personnel peuvent discuter et disputer, par leurs connaissances, le recours à un expert, voir ester en justice, les réorganisations postales. Dans certaines situations, grâce à une collaboration entre syndicats, experts et avocats, comme cela a été le cas dans le cadre du procès de France Télécom pour du harcèlement moral institutionnalisé, cela a permis d’arrêter des projets de réorganisation[1].
La philosophie des CSE : diminuer les moyens, supprimer la dispute sur la santé au travail
La montée en puissance des CHSCT à La Poste ces dernières années est similaire à celle du secteur privé. Créé après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, son pouvoir d’agir n’avait fait que croître, au point qu’un représentant d’un cabinet de ressources humaines l’avait qualifié de "bête noire du patronat".
Le premier objectif des nouvelles IRP et du CSE fut la suppression du CHSCT. En lieu et place du CHSCT, ont été créées des Commissions Sécurité, Santé et Conditions de travail (CSSCT). Il s’agit d’une "commission", rattachée à un CSE, et non plus d’un "comité". Elle n’est plus une personnalité morale et n’a ainsi plus les prérogatives – sauf accord – de droit d’alerte, d’ester en justice ou de recours à une expertise. Les CSSCT ont été vidées du pouvoir dont disposaient les CHSCT, perdant leur autonomie et se retrouvant de simples conseillères du CSE.
Le second objectif est la diminution des moyens des IRP, en réduisant le nombre d’instances et en créant des périmètres de plus en plus grands. Ainsi, les CSST ne sont obligatoires qu’à partir de 300 (au lieu de 50 pour le CHSCT). Aujourd’hui, parmi les entreprises de 50 à 300 salariés, seule une sur cinq dispose d’une CSSCT, alors que c’était une sur deux à l’époque des CHSCT. Si on prend le seuil "au-dessous de 50", on passe de 60 % à 30 %. En gardant le même seuil, mais en prenant cette fois le taux de couverture des salariés par une instance de santé au travail, on passe de 85 % avec le CHSCT à 68 % avec les CSSCT[2]. À la SNCF par exemple, alors que le nombre de CE/CSE n’a pas grandement évolué, du côté des questions du travail, on passe de 600 CHSCT à moins de 60 CSST, soit plus de dix fois moins.
En tant que cabinet d’expert, nous avons pu constater l’impact sur les représentants du personnel de cette diminution des moyens. Ils font le constat d’un trop-plein de consultations, d’une activité de représentation très lourde, avec de multiples questions et enjeux, qui entraine une surcharge, souvent impossible à gérer. L’étendue des périmètres des instances rend impossible la réalisation de visites de sites réguliers ou d’enquêtes à chaque fois que cela est nécessaire.
Ces élus sortent fatigués et abimés par ce premier mandat des CSE. Certains ont décidé de partir en cours de mandat, tellement la situation leur paraissait insurmontable. Le CSE a professionnalisé les élus, sans pour autant permettre d’effectuer un travail de représentation de qualité. Par ailleurs, l’articulation entre le CSE, qui a le pouvoir, et la CSSCT, qui à l’expertise, en devient parfois dysfonctionnelle : les élus des CSSCT se voient répondre que l’instance n’a pas de prérogatives et qu’il faut discuter en CSE ; et dans ce dernier, que ce n’est pas l’instance qui traite de la santé au travail. Enfin, des éléments contextuels, comme l’inflation, les poussent à se concentrer sur les enjeux relatifs aux conditions salariales, au détriment des questions du travail.
L’ensemble de ces éléments font que certaines questions (les conditions de travail), certaines consultations (une réorganisation), certains évènements (une nécessité de droit d’alerte), finissent mécaniquement par ne pas être traités.
Le passage au CSE à la Poste : où parlera-t-on du travail ?
Le projet de la direction présenté aux organisations syndicales vise à diviser le nombre d’instances par 5. Ce ratio est identique pour les CT et les CHSCT, amenant à se demander s’il a été choisi sur des critères d’efficacité du dialogue social, ou juste d’une réduction uniforme des moyens.
Ce projet vise à passer de 617 CHSCT à 120 CSSCT. Alors que les premiers représentaient en moyenne 290 salariés, ils seront 1 400 pour les CSSCT. Pour les CT/CSE, on passerait d’une instance pour 1 200 à une pour 6 500. Pour certains CSE, ils regrouperont presque 10 000 salariés[3]. Cela équivaut à une diminution du nombre d’instances, de moyens de délégations et du maillage territorial. La conséquence sera une concentration des instances et une centralisation du dialogue social.
Finalement, la structure générale des instances monte d’un étage et s’éloigne du terrain : les CSE ont des périmètres très importants, qui n’existaient pas à la Poste ; le nombre de CSSCT est proche des CT aujourd’hui. Quant à la proximité, elle devra être réalisée par les Représentants de Proximité (RPX), qui font figure de troisième instance dans le projet postal[4]. Le nombre de ces derniers sera supérieur au nombre de CHSCT aujourd’hui, mais semblable à ceux d’il y a dix ans[5]. À la différence qu’au lieu d’un comité avec plusieurs membres (souvent de plusieurs organisations syndicales), le RPX sera seul, avec quelques heures de délégation par mois. Il n’en demeure pas moins qu’il se retrouvera en première ligne pour faire face au réel et aux problèmes du quotidien, ayant en charge des attributions de ce qu’était la Délégation du Personnel, ainsi que les missions du CHSCT (la prévention des risques professionnels), mais sans les prérogatives.
Le traitement de la santé au travail sera dilué entre les trois instances : le CSE (les prérogatives), la CSSCT (l’expertise) et le RPX ("la proximité"). Lors d’un projet de réorganisation des tournées des facteurs, il faudra qu’un RPX, avec peu d’heures, saisisse les enjeux, parfois sur un autre site, puis se coordonne avec des élus de la CSSCT d’un périmètre de 1200 salariés, donc parfois très éloignés, et qu’un lien soit ensuite fait avec l’ensemble du CSE, avec une majorité syndicale possiblement différente, qui regroupera 6500 salariés, afin d’exercer des prérogatives. Comment penser, dans ces conditions, que la défense et l’amélioration des conditions de travail ne seront pas amoindries et entravées ? Comment croire que les RPX seront l’instance de proximité et pourront exercer leurs missions avec de faibles moyens et sans prérogatives (droit d’alerte, droit à la consultation, droit à l’expertise) ?
La situation des IRP aujourd’hui est loin d’être idyllique à La Poste. Sans fétichiser l’actuel, la mise en place des CSE va réduire drastiquement les possibilités de contre-pouvoir que sont les CHSCT. Alors que les questions du travail ne cessent d’être une préoccupation grandissante au sein de la société, le projet postal risque de mettre un couvercle sur la dispute nécessaire autour du travail. C’est tout l’enjeu du travail parlementaire à venir d’amender la proposition de loi en redonnant le pouvoir aux élus du personnel de réellement protéger la santé, la sécurité et les conditions de travail des postiers.
[1] À ce sujet, voir le livre du sociologue Nicolas Jounin qui décortique et relate autant les réorganisations que la manière dont les CHSCT y font face : Le caché de la Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs, Paris, Éditions la Découverte, 2021, 372 p.
[2] DARES, Les instances de représentation des salariés dans les entreprises en 2020, Juillet 2022, DARES Résultats, N°32.
[3] Il est ici question du seul effectif postiers. Rappelons que les représentants du personnel ont aussi pour rôle de représenter les intérimaires et prestataires, qui ne cessent de croitre dans l’organisation postale.
[4] Rappelons que les ordonnances de 2017 avaient donné la possibilité de créer, de manière facultative, des représentants de proximité. Seul 1 % des entreprises les ont mis en place.
[5] Les CHSCT étaient 876 en 2012. Étant aujourd’hui 617, cela équivaut à un différentiel de 30 % en dix ans.