Retour sur une journée d’étude : "La souffrance des élus, comment y faire face ?"

Parfois tu, souvent ignoré, ce sujet est parfois même contesté. En tant que représentant du personnel, vous ne devriez pas vous plaindre ! "Vous êtes là pour en baver !". Non, il s’agit d’une idée reçue. Ressentir des difficultés dans le cadre de son mandat (au CSE ou au syndicat) est certes courant, mais n’est pas pour autant normal, et encore moins inévitable.

Questionner la souffrance des élus c’est aussi et surtout donner la parole à ceux qui sont concernés. Après un court résumé de la journée, la place sera donnée à trois témoignages. Pourquoi avoir initié cette journée ? Quel intérêt à y participer ? Une expertise comme possible soutien ? Des regards croisés nécessaires donnant tout son sens au fait de ne pas être seuls dans ces situations.

 

Article extrait de Décodage n°34 | Avril 2024


 

Qu’avons-nous abordé lors de cette journée ?

La matinée a démarré par une première question : "Vous vous occupez de vos collègues, mais qui s’occupe de vous ?". Animée par ce sujet depuis plusieurs années, il me semblait important de ne pas tergiverser, abordons le sujet sans détour. Ponctuée de temps d’échanges, la journée fut composée de trois parties : comprendre, dire et agir.

 

Comprendre les raisons qui amènent à des difficultés vécues ou ressenties, c’est se décentrer. Les dernières dispositions législatives (loi dite Rebsamen[1], loi dite El Khomri[2], ordonnances Macron[3]) ont élargi, mais aussi complexifié les missions des représentants du personnel, tout en réduisant en même temps les moyens et le nombre d’élus[4]. Les missions elles-mêmes en entreprise sont difficiles. En lien avec les directions, les autres élus, et surtout avec les salariés bien évidemment, la tâche est complexe pour appréhender les consultations, les négociations, les différents sujets (rémunérations, sécurité, prévention, règlementation à respecter, etc.) et recevoir les propos, demandes voire plaintes des collègues.

La charge de travail, le manque de temps, les tensions entre personnes, les dossiers et appels qui impactent la vie personnelle le soir à la maison, sont des conséquences et non des causes. Si les représentants du personnel, les militants, sont en difficultés, ce n’est pas de leur faute !

 

 

Dire, c’est "poser des mots sur des maux". Cette expression ne signifie pas qu’il fallait, à ce moment de la journée d’étude, déverser ses émotions, se plaindre, ou évoquer ses propres situations (nécessaires et utiles sur d’autres temps). Il était question de mettre les mots des Autres sur ce qui était vécu par Soi. Les risques psychosociaux[5], bien connus dans le cadre de l’activité professionnelle, ont été vus à travers, cette fois, les missions des représentants du personnel. Nous avons évoqué et donné de nombreux exemples sur le "burn-out militant", l’épuisement vécu par tant de représentants ou de personnes engagées. Nous avons enfin abordé la question si particulière de la double posture que chaque représentant du personnel ou militant syndical vit.  Être salarié d’un côté, représentant de l’autre, avoir des tâches précises dans le cadre de son emploi, définir soit même ses activités au CSE, recevoir sa fiche de paie comme tout salarié et négocier les rémunérations des autres dans le cadre des négociations. Être salarié, c’est être responsable de son poste de travail ; être élu ou mandaté, c’est avoir une responsabilité collective, etc.

Avoir des notions et apports théoriques de chercheurs ou de professionnels qui ont étudié les RPS, ou encore le burn-out, c’est comprendre que les difficultés vécues, ne sont ni uniques ni isolées. C’est comprendre les facteurs de déclenchement et les conséquences. En l’espèce, en plus des impacts sur la santé physique et psychique et sur les relations sociales, les conséquences pourront être malheureusement :

  • Le retrait ou la démission du mandat ;
  • Moins de personnes pour faire, donc plus de travail pour les autres élus ou militants ;
  • Moins d’interlocuteurs pour les salariés ;
  • Moins de personnes pour faire face à la direction ;
  • Une image du CSE ou du syndicat qui pourra se dégrader.

 

Agir fut donc tout naturellement la troisième et dernière partie de la journée. Comment trouver un équilibre entre les contraintes subies et les ressources à disposition ? C’est tout d’abord faire pour vous ce que vous faites pour les salariés ! Le Code du travail peut être un allié, par l’entretien de début de mandat – trop peu utilisé –, les droits d’alerte, les expertises.  

Nous l’avons vu, les moyens ont été réduits, il faut négocier pour en regagner ! Négocier pour vos moyens, ce n’est pas négocier pour vous, c’est obtenir des moyens pour faire ce pour quoi vous avez été élu ou désigné. La présence des suppléants en réunion, de la formation supplémentaire, des heures de délégation, des outils de communication, etc. : de nombreux sujets sont à améliorer.

Oser dire ce qui ne va pas d’un côté et savoir dire ce qui va de l’autre. Encore aujourd’hui, il n’est pas toujours facile d’exprimer ses difficultés en tant que représentant du personnel, mais pourtant… Comment les choses peuvent-elles s’améliorer si elles sont tues ? Être fier de ce qui est fait, reconnaitre que des améliorations (si petites soient-elles) ont été gagnées, c’est se sentir utile, reconnu, et c’est bien évidemment important. Bien sûr, travailler collectivement – avec les autres élus, les autres syndicats quand c’est possible, avec les salariés bien évidemment – est le socle sur lequel il sera possible de s’appuyer pour éviter l’isolement, le mal-être non entendu, la surcharge de travail.


ENTRETIEN : Jean-Pascal FRANÇOIS, Secrétaire Fédéral FNSCBA CGT

Pourquoi avoir décidé de consacrer une journée d’étude à la thématique "Souffrance des représentants du personnel, comment y faire face ?" 

La richesse de la CGT, qui est une structure pyramidale, repose sur ses adhérents, ses militants. Si elle ne pose pas la question du bien-être de ceux-ci, elle risque de disparaître dans ce qu’elle veut être d’une organisation à l’écoute des revendications des salariés. Nos élus, nos mandatés sont la base, avec les syndiqués, de ce que nous sommes. Notre solidarité, notre fraternité, est l’élément essentiel pour aider à combattre, généré par le rapport engendré par les employeurs, mais également les salariés.

En quoi cette journée fut une réussite ?

Elle a permis d’ouvrir le champ du dialogue et, pour certains, de briser ce qui pourrait être une forme d’isolement. 190 constructeurs présents pour une journée sur ce sujet permet de nous rendre compte que nous avons une problématique et que nous devons y répondre.

La fédération souhaite-t-elle continuer à aborder ce sujet et sous quelle forme ?

Oui, nous souhaitons continuer à aborder le sujet. Par deux voies : des journées d’études thématiques, en "cours magistraux", pour amener des questionnements, qui seront approfondis en stages, délocalisés s’il y a besoin, pour permettre d’apporter des réponses aux souffrances.


ENTRETIEN : Fabrice CHAMARAC, Secrétaire du CSE établissement de l'usine Heidelberg Materials Calcia à Couvrot

En quoi était-il important pour vous de participer à la journée "Souffrance des représentants du personnel, comment y faire face ?" 

Après avoir vécu un conflit social de 54 jours sur notre site industriel en septembre et octobre 2023, relatif aux mauvaises conditions de travail et au mauvais climat social, les élus composant le bureau CSE CGT ont tous été très fortement impactés psychologiquement par cette lutte. À l'issue de cette grève, de nombreux facteurs évidents de RPS ont été relevés sur notre site. Concernant les salariés bien sûr, mais également les élus. Nous avons payé un lourd tribut dans ce conflit, plusieurs élus ont été mis à l'arrêt pendant de longues semaines après avoir rencontré médecin et psychologue. Il était donc évident et nécessaire d'ordonner une expertise risques graves RPS qui, au jour de la formation "la souffrance des élus, comment y faire face ?", était toujours en cours. C'est donc naturellement que nous nous sommes inscrits pour participer à cette formation animée par le Groupe 3E et par lequel nous sommes également passés pour mener notre expertise. Il était donc très important pour nous de participer à cette journée de formation afin de comprendre ce à quoi nous sommes confrontés au quotidien, encore plus depuis notre mouvement social de septembre 2023, mais également afin de témoigner de cette réalité qui impacte de nombreux élus dans leurs entreprises.

Pensez-vous que cette problématique ne soit pas suffisamment prise en compte ?

Effectivement, cette problématique ne nous semble pas assez prise en compte, en entreprise en premier lieu. Nos dirigeants ne semblent pas concernés par cette problématique et tendent, au contraire, à accentuer cette pression, au point parfois de faire abandonner des élus en cours de mandat et ainsi affaiblir le bureau. Nous l'avons vécu lors de notre précédent mandat.

Concernant notre syndicat, par le biais de notre fédération, celui-ci a toujours su répondre présent et apporter son aide sur ce thème.

Ce que nous avons surtout constaté, c'est que les organismes extérieurs, tels que la médecine du travail ou la Carsat, ont du mal à être réactifs sur le sujet, se contentant souvent de proposer des services minimums. Il a fallu batailler sévèrement et parfois que certains de nos élus craquent émotionnellement pour que notre souffrance soit prise au sérieux.

Aujourd'hui, ces mêmes organismes sont convaincus et investis à nos côtés, mais cela a été difficile, nous avons longtemps eu l'impression qu'ils ignoraient et ne reconnaissaient pas notre souffrance.

Que vous a apporté la participation à cette journée ?

Cette journée de formation nous a surtout fait prendre conscience de l'importance de savoir délester, de savoir lâcher prise, également de savoir que nous passons par différentes phases d'appréhension de notre souffrance.

Nous nous sommes reconnus à travers les explications d’Amandine car c'est ce que nous avons violemment vécu et ce que nous vivons encore aujourd'hui. 


ENTRETIEN : Valérie BARCA, chargée de projet, 3E Acante

Dans le cadre de vos missions[6], quel regard portez-vous sur les difficultés des représentants du personnel, que constatez-vous ?

Globalement, nous constatons depuis plusieurs années plusieurs phénomènes :

  • Un travail de plus en plus difficile à supporter pour ceux qui le portent, que ce soit les opérationnels ou les managers de proximité.
  • Face à une complexification des enjeux autour du travail et de la multiplication des situations à risques, le passage en CSE a réduit les moyens à disposition des représentants du personnel pour exercer leurs prérogatives en matière de prévention. Il ne permet plus notamment les parcours d’apprentissage syndicaux qui préexistaient à cette instance unique : on pouvait commencer délégué du personnel "pour se faire la main", devenir suppléant CHSCT ou Comité d’entreprise, puis titulaire… Dorénavant, les suppléants au CSE ne peuvent plus assister aux réunions si le titulaire est présent, et l’ensemble des dossiers doivent être abordés : la situation financière de l’entreprise, ses orientations stratégiques, sa politique sociale, la prévention des risques… Les périmètres couverts ont aussi considérablement augmenté : les CHSCT étaient organisés de droit dès 50 salariés, alors que les commissions SSCT ne sont obligatoires qu’à partir d’un effectif de 300.
  • Une posture des employeurs qui se rigidifie notamment autour des enjeux de santé/sécurité, pour lesquels leur responsabilité reste légalement engagée – même si là encore, les évolutions législatives et jurisprudentielles ont conduit dans ce domaine à un glissement d’une responsabilité de résultats à une responsabilité de moyens renforcés qui affaiblit la position des salariés. Ce durcissement se traduit notamment par une individualisation forcenée de l’analyse des risques, qu’ils soient d’ordre strictement physique et plus encore s’il s’agit de risques psychosociaux : c’est le travailleur, de par ses qualités et défauts intrinsèques, qui est mis en accusation en cas d’accident ou d’incident afin de dédouaner l’employeur de toute faute. L’organisation du travail et ses conditions d’exercice ne sont ainsi plus interrogées.

Ces trois tendances de fond se combinent pour aboutir à une exposition de plus en plus fréquente des représentants du personnel à plusieurs facteurs de risques qui s’entrecroisent, et qu’ils vivent parfois doublement, en tant que salarié et en tant qu’élu du personnel : impossibilité d’agir, absence de reconnaissance (de l’employeur, mais quelques fois aussi de leurs propres mandants), charge de travail démultipliée (en intensité, en sollicitations cognitives, …). Ils présentent de plus en plus fréquemment des troubles d’ordre psychosocial ainsi que des atteintes à leur santé : dépression, anxiété, démotivation pouvant aller jusqu’au désengagement. Certains nous expliquent leur refus de postuler à un nouveau mandat pour ce type de raison : "je dois me sauver, préserver ma santé, préserver ma vie de famille…".

Une expertise spécifique centrée sur les représentants du personnel est-elle possible et dans quel cadre ? Que peut-elle apporter ?

La question de l’exposition des représentants du personnel aux risques psychosociaux peut être abordée selon deux biais :

  • Premièrement, dans les expertises SSCT, la question du dialogue social est souvent centrale, car de la qualité de ce dernier va dépendre celle de la prévention des risques qui est au cœur de nos interventions. Si ce dialogue est défaillant, nous nous penchons sur les raisons d’une telle situation et pouvons, de ce fait, aborder l’état de santé des représentants du personnel. Ceux-ci sont nos premiers interlocuteurs, et ce sont souvent des problématiques qui sont abordées lors de nos premiers échanges.
  • Deuxièmement, une expertise pour risque grave peut être votée et peut concerner les représentants du personnel. Nous avons traité quelques cas de ce type : les périmètres de l’expertise n’étaient pas circonscrits aux représentants du personnel, mais les englobaient explicitement.

Conclusion

Cette journée fut importante et enrichissante à de nombreux égards, comme le nombre de présents (190), les sujets abordés, les témoignages partagés et les prises de conscience de ne pas être seuls. Mais aussi, de nombreuses questions restées en suspens, de ressentis ou vécus qui n’ont pas encore osés être formulés ou au contraire du mal être qui a su être exprimé. Tous ces éléments ne sont que des raisons qui m’amènent à affirmer que ce sujet doit continuer à être, tout d’abord mis en lumière, et ensuite traité, afin que tout représentant du personnel (élu ou mandaté) puisse faire dans les meilleures conditions ce pourquoi il a été élu ou désigné, à savoir défendre l’intérêt des salariés. La souffrance des représentants du personnel n’est pas une fatalité, faut-il tout d’abord avant de réussir à y faire face, oser et prendre le temps de l’évoquer.

 

Il était proposé aux présents de participer en levant des petits cartons, à la question : "Levez la main : ceux qui ont au moins vécu une fois ou vivent encore des difficultés liées à votre mandat ?", plus de ¾ des présents ont levé les cartons…

 


[1] LOI n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi

[2] LOI n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels

[3] LOI n° 2018-217 du 29 mars 2018 ratifiant diverses ordonnances prises sur le fondement de la loi n° 2017-1340 du 15 septembre 2017 d'habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social

[4] Pour rappel, 75 % des salariés étaient couverts par un CHSCT en 2017 contre 46 % aujourd’hui par une CSSCT, dont les missions et moyens ne sont pas les mêmes.

[5] Les risques psychosociaux (RPS) correspondent à des situations de travail où sont présents, combinés ou non : du stress : déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes de son environnement de travail et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face ; des violences internes commises au sein de l’entreprise par des salariés : harcèlement moral ou sexuel, conflits exacerbés entre des personnes ou entre des équipes ; des violences externes commises sur des salariés par des personnes externes à l’entreprise (insultes, menaces, agressions…). Ce sont des risques qui peuvent être induits par l’activité elle-même ou générés par l’organisation et les relations de travail.

[6] L'équipe certifiée "expert Qualité du Travail et de l'Emploi" de 3E Acante sera à vos côtés sur tous les sujets en santé, sécurité et conditions de travail de vos CSE ou CSSCT.

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