Comment favoriser la neurodiversité en entreprise ?

Les neuro-atypiques représenteraient environ 20 % de la population et la communication sur ce sujet auprès du grand public est de plus en plus fréquente. Pourtant, ces personnes ne sont pas pour autant mieux acceptées, notamment en entreprise. Qu'est-ce qu'une neuro-atypie et comment se caractérisent les différents types de neuro-atypies ? Pourquoi et comment les entreprises devraient-elles intégrer des neuro-atypiques ? Comment les représentants du personnel peuvent-ils œuvrer en ce sens ?

C'est ce que nous abordons dans cet article en nous appuyant, entre autres, sur le témoignage de Mara Staub et Aurélie D., que nous remercions chaleureusement pour leur contribution.

 

Article extrait de Décodage n°22 | Décembre 2022


 

La communication sur les personnalités présentant des particularités neurologiques, aussi appelées neuroatypies, est de plus en plus fréquente, qu'il s'agisse des Troubles du spectre autistique (TSA), de la haute potentialité intellectuelle (HPI), des troubles de l’attention (TDA) avec ou sans hyperactivité, des différents "dys" comme la dyslexie, la dyspraxie…

Si nous devions donner une estimation chiffrée, les neuro-atypiques représenteraient 20% de la population globale. Seulement 10 à 15% des personnes atypiques le savent et beaucoup le découvrent à l’âge adulte. Certaines neuro-atypies étant extrêmement peu représentées en entreprise, on peut estimer le taux de l’effectif des neuro-atypiques dans une fourchette de 10% à 20% des salariés européens selon Vincent LOCHMANN, vice-président de la Fédération Française des Dys.

L’hyper communication sur les neuro-atypies avec leur représentation sur de nombreux supports (livres, séries, films, pièces de théâtre, spectacles, etc.) ne se solde pas forcément par une acceptation socio-culturelle à l’extérieur comme à l’intérieur des entreprises. Pourquoi ?

Parce que les préjugés perdurent. Et si la communication semble plus dense dans notre société, cette densité ne s’accompagne pas forcément de qualité. Les entreprises, les managers ont donc "peur" de devoir gérer des personnalités supposées "ingérables".

"Ingérables" donc selon des critères imaginés ou caricaturés à l’extrême à partir de données biaisées de psychologues qui en savaient beaucoup moins qu’aujourd’hui, inondant alors le marché et la conscience collective de leurs parutions sur le sujet. À tel point que des personnes en souffrance après lecture de leurs ouvrages s’y identifient pour justifier leurs comportements excessifs ou une sensibilité accrue sous effet barnum, plutôt que de s’en remettre à des thérapeutes compétents, contribuant malgré eux à la désinformation. Depuis, la réhabilitation de la vérité est beaucoup plus longue à bien des égards. Donc force est de constater que les managers sont frileux et en se mettant à leur place, cela semble bien normal.


La neuro-atypie, qu’est-ce que c’est ?


Il semble nécessaire en amont de démystifier les caractéristiques d’une neuro-atypie pour ensuite expliquer les gains potentiels à embaucher ou reconnaitre ces personnes. En effet des salariés neuro-atypiques sont probablement déjà dans votre entreprise sans que vous le sachiez, parce qu’ils ont appris à se fondre dans la masse, et ce pour de nombreuses raisons :

  • une première, à tort ou à raison se résumerait à éviter le risque d’être rejeté par l’entreprise elle-même ou de ne pas être embauché,
  • une seconde à empêcher toute méprise sur de prétendus défauts/qualités avec une attente d’incapacité/de performance inadaptée et inopportune,
  • une troisième à ne pas être réduit à sa neuro-atypie (ses jugements ne sont pas uniquement dus à sa neuro-atypie mais à un maillage génétique-neurologique-chimique-éducatif-expérimental-déductif-inductif comme tout à chacun).

Les aprioris et les étiquettes ont la dent dure.

Les neuro-atypiques ne sont ni des surhommes ni des imbéciles, ils ont un mode différent de fonctionnement cognitif et de réflexion. Ils ne présentent pour un certain nombre d’entre eux aucune difficulté psychologique (difficile de faire une statistique précise étant donné qu’ils ne se manifestent chez le psychologue que lorsqu’ils présentent des difficultés particulières et qu’ils se démasquent rarement en société et encore moins dans le monde du travail). Dans le cas contraire, la neuro-atypie est alors une donnée supplémentaire à prendre en compte par les thérapeutes et le patient parce qu’elle interagit forcément de manière positive ou négative. De plus, une neuro-atypie peut en cacher une ou plusieurs autres.

Alors en quoi ces neuro-atypies interviennent-elles dans le quotidien ?

Difficile d’en proposer une liste étant donné que chaque neuro-atypique est différent, mais nous pouvons repérer des caractéristiques communes : se sentir différent et perpétuellement en décalage depuis sa plus tendre enfance ressort systématiquement de la bouche de tous les neuro-atypiques (cf. encadré ci-dessous). Le plus simple étant d’identifier les caractéristiques communes par famille de neuro-atypie (cf. rubrique "Les différentes neuro-atypies").

Signalons aussi qu’il est tout autant possible pour un neuro-atypique de travailler pour diminuer l’intensité de certains de ces comportements et leurs impacts si le besoin s’en fait ressentir, comme il est possible pour tout le monde de travailler sur des comportements induits par certains pans de sa personnalité que l’on nomme usuellement "caractère". Cette analogie permet ainsi de mettre en lumière les possibilités d’un travail sur soi pour un neuro-atypique en admettant l’impossibilité d’altération complète, de la même façon que l’on ne se coupe jamais entièrement de son trait de caractère (chassez le naturel, il revient au galop). Il existe aussi des outils matériels et immatériels permettant à un neuro-atypique de contrôler, piloter ses comportements jugés inopportuns : il décide alors des moments de contrôle ou de maîtrise, et des moments où il relâche son attention.

Donc hormis dans leur approche des interactions sociales, la neuro-atypie affecte plutôt les perceptions personnelles vis-à-vis de son environnement. D’ailleurs, il est fort probable que vous en côtoyez déjà sans le savoir dans le milieu professionnel et extraprofessionnel. Le neuro-atypique peut lui-même ignorer sa singularité grâce à une construction inconsciente d’adaptation excessive à son environnement appelée "sur-adaptation". Les neuro-atypiques vivent dans une société qui pense différemment, dans une norme à laquelle ils ne peuvent accéder.


Les neuro-atypiques en entreprise

La neuro-atypie comporte un degré plus ou moins important constituant une différence plus ou moins marquée dans le fonctionnement. Pour certains neuro-atypiques, le degré de neuro-atypie est suffisamment élevé pour rendre l’adaptation particulièrement difficile. Ceux-là se marginalisent et envisagent des métiers, quand ils peuvent travailler, leur permettant de vivre au rythme de leur atypie, par exemple dans l’auto-entreprenariat, la programmation informatique ou des postes aménagés.

 Ce qui veut dire qu’une crainte spécifique vis-à-vis du recrutement ou de la gestion d’un neuro-atypique n’est pas fondée, même si évidemment il faut se renseigner un minimum pour éviter quelques erreurs. Mais si le responsable opère déjà un management axé sur la confiance, la compréhension et un encadrement adéquat selon le profil de chacun, alors il ne rencontrera pas de problème majeur. De même, il faudrait que le responsable pense en amont les types de tâches qu’il pourrait allouer ou non à tel ou tel neuro-atypique, mais globalement le mieux sera de faire confiance aux neuro-atypiques, ils ne vont pas se positionner sur un poste en antinomie avec leur neuro-atypie. Par la force des choses, ils connaissent bien mieux leur propre fonctionnement que l’ensemble des salariés de l’entreprise connaissent le leur.


Quels seraient les bienfaits apportés par un neuro-atypique reconnu dans une entreprise ?

En prémices de la réponse à cette question : Elon Musk, Bill Gates, Albert Einstein, Henry Ford, Steve Jobs, Mark Zuckerberg, Steven Spielberg sont des personnalités neuro-atypiques.

Des neuro-atypiques réfléchissent sans effort apparent "solution" ou "nouvelle voie" lorsque d’autres pensent "problèmes à résoudre". Si on devait en faire un profil type, on pourrait dire qu’ils sont souvent très créatifs, porteurs de nouveaux projets, qu’ils identifient des liens entre éléments que les autres ne perçoivent pas, pointent des erreurs ou des conséquences risquées vis-à-vis d’une stratégie employée, ont soit une capacité à apprécier et comprendre la complexité dans son ensemble soit une vision décuplée du détail. Ils peuvent être fédérateurs comme le fut Elon Musk, fins observateurs comme Léonard de Vinci, visionnaires et perturbateurs comme Einstein. Cependant il faut aussi sortir de ces schémas tracés par l’existence de ces grands noms, la plupart des neuro-atypiques ne seront pas des génies mais en capacité de faire profiter l’entreprise de ressources inhabituelles, avec un degré d’aptitude certainement plus faible mais demeurant supérieur à la norme.

Sans oublier que leur neuro-atypie, si on leur permet de la déployer, favorise la création de nouvelles formes de cohésion dans le travail. En effet les salariés apprennent à coexister, voire à être meilleur dans la diversité. Cela se traduira naturellement via la compréhension et une plus grande ouverture d’esprit, notamment en terme relationnel renforçant la cohésion et le travail d’équipe. Par exemple, une personne avec le syndrome d’Asperger ne regarde pas dans les yeux et peut abattre un travail colossal lorsqu’il est bien cadré, les collègues apprendront à être résilients quant à leur incapacité à suivre cette intensité de production. Inversement, ces derniers seront neurologiquement outillés pour opérer certains types d’ouvrage, là où le neuro-atypique se trouvera plus en difficulté.

Et au-delà, il est probable qu’ils offrent un avantage certain vis-à-vis de la concurrence, en incitant parfois les entreprises à sortir des sentiers battus, en opérant différemment avec de bien meilleurs résultats. Le management s’en trouvera changé, ce qui profitera à l’ensemble des salariés et à la structure dans son ensemble.  


Quels changements initier dans l’entreprise pour établir une relation de confiance suffisante ?

Se décider à accepter une transformation interne avec une communication explicite des nouvelles intentions vis-à-vis de la neurodiversité n’est pas suffisant pour que le charme opère auprès des neuro-atypiques, habitués à de nombreuses formes de rejet et donc à camoufler leurs différences.

Le changement doit alors commencer en interne et en profondeur, de manière progressive. Une idée par exemple serait de leur permettre dans un premier temps de dévoiler leur différence auprès de leur hiérarchie. Cette dernière devrait ainsi mettre en place une évolution de carrière propre en fonction des forces et des faiblesses liées à l'atypie propice à leur épanouissement professionnel. La hiérarchie devrait également prendre en considération les potentielles inspirations et remises en question formulées sur le fonctionnement de l'équipe, des procédures, des méthodes, des produits, de la stratégie ou de l’entreprise même. C’est via une démarche inclusive comme celle-ci que s’installera une confiance suffisante pour que petit à petit les neuro-atypiques adressent leur candidature de façon totalement transparente.

En attendant, il est possible de repérer une hypothétique neuro-atypie dans un CV, ce dernier portera forcément des marqueurs comme un changement régulier de métiers, une évolution de carrière non verticale ou au contraire une spécialisation très caractérisée et très poussée, des passions peu communes (par exemple les casse-têtes), des périodes sans emploi, etc. Cela reste évidemment de l’ordre de faisceaux d’indices concordants mais ne constituant pas en eux seuls une source fiable. Seule une identification psychologique auprès d’un professionnel rompu à cet exercice peut déterminer une neuro-atypie.


Les différentes neuro-atypies

L’autisme

Les personnes présentes sur le spectre autistique ne sont pas moins intelligentes que les autres. Ce n’est pas un trouble psychologique, mais une appréhension différente de son environnement. Cette différence se caractérise de bien des manières et à des niveaux plus ou moins élevés. À l’instar des autres neuro-atypies, il y a autant de formes autistiques que de personnes autistes.

Elles émettent des difficultés à communiquer, ne comprennent pas toujours les règles sociales implicites ne les empêchant pas forcément d’être sociables, bavardes ou drôles. Elles ont tendance à avoir besoin de routines les structurant, ce qui veut dire que tout ce qui sort de la routine peut devenir une souffrance à moins d’avoir la possibilité d’anticiper les changements et donc d’agir en amont. Sous l’effet du stress elles peuvent avoir recours à des stratégies d’autorégulation de leurs émotions trop intenses comme le fait de répéter une action (jouer avec un élastique, faire tourner son stylo, tapoter une table, etc.)

Elles ont des intérêts spécifiques, des passions très fortes voire envahissantes sur des sujets très particuliers. Elles démontrent souvent un grand sens du détail, une excellente précision, une bonne organisation et de la créativité en regardant les problèmes sous un angle différent. Ce sont des personnes d’une grande loyauté.

En entreprise, elles ont besoin de cadres bien définis, des tâches déterminées, des directives explicites et des informations concises. Il faut donc oublier les réunions qui traînent en longueur et privilégier l’écrit (to do list, emploi du temps). Elles sont également très sensibles aux bruits. Le port d’un casque antibruit à certains moments de la journée peut-être une solution.

Syndrome d’Asperger

Asperger est un terme qui ne figure plus dans le DSM-5 (une sorte de bible scientifique sur l’autisme et les troubles mentaux).
Mais comme c’est un terme qui s’est popularisé ces dernières années, je souhaite donc y apporter un éclairage. Il s’agirait d’un sous-ensemble de l’autisme comportant des mêmes traits autistiques notamment sur la capacité à maîtriser un domaine en particulier. Ils seraient également capables de déployer une énergie phénoménale sur leur tâche du moment, de percevoir les choses en 3D et sembleraient plutôt doués pour résoudre des problèmes en autonomie.

Au vu des nombreux profils autistiques, on peut légitimement se demander s’il s’agit de caractéristiques suffisamment différenciatrices des autres personnes présentant des traits autistiques pour les rassembler sous un autre dénominateur commun ? Je ne m’avancerai pas à apporter une réponse et laisserai chacune et chacun se faire son avis si tant est que ce soit important. Finalement, l’important n’est-il pas de modifier notre perception sur l’autisme dans sa globalité et la coller le plus possible à la réalité pour mieux nous comprendre ?

Les DYS

Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dyspraxie, dysphasie, dysgraphie, etc.

Ce sont des troubles spécifiques au langage et aux apprentissages. Ils affectent un seul secteur de la cognition. Leur capacité intellectuelle globale n’est pas entachée.

Il faut se défaire de l’idée que les dys constitueraient un handicap pour l’entreprise. Au contraire par exemple, les dyslexiques comprennent l’espace et le temps d’une manière unique et sont capables de traiter l’information rapidement.

Il existe pléthore de solutions matérielles dont l’entreprise peut se doter pour les accompagner et faire de leur intégration une réussite commune.

HPI / HPE

Les Hauts Potentiels Intellectuels aiment avant tout la complexité, ou en tout cas regardent le monde sous ce prisme au détriment de la simplicité. Ils perçoivent des liens entre des éléments, là où on n’a pas l’habitude de les entrevoir. Ils ont souvent un besoin inaltérable de comprendre le monde qui les entoure, de répondre à tous ces "pourquoi", de percer les mystères de l’existence en confrontant les différents modèles scientifiques, philosophiques… C’est la raison pour laquelle on leur colle parfois l’étiquette de philo-cognitif à la place de HPI. Ils ont un regard de côté, pointent facilement du doigt les travers et les habitudes inutiles. Cependant ils peuvent présenter des difficultés à hiérarchiser les données dans leur cerveau. Ils appréhendent les ressorts de chaque chose, de chaque personne tout en ayant besoin de connaitre tous les éléments qui peuvent s’intriquer pour capter l’ensemble. Un rouage manque et ils se coincent. Ils sont souvent créatifs mais peuvent sembler "gauche" ou "à côté de leurs pompes" sur les choses simples du quotidien.

Les HPE sont des personnes en lien avec leurs émotions, c’est-à-dire qu’ils sont capables d’interpréter les émotions qui les traversent pour en faire un outil de compréhension, que ces émotions soient générées par elles ou par autrui (empathie). Ils se révèlent donc de fins psychologues à ce niveau ou de bons leaders.

TDA/H

Les troubles associés sont un déficit durable de l’attention, une hyperactivité motrice ou, et une impulsivité (difficulté à attendre, interrompt les activités des autres).

Les personnes ayant ces troubles apportent quelque chose de spécial dans l’équipe avec leur franc-parler, leur dynamisme et leur créativité. Les TDA/H fourmillent d’idées.

Certains types d’emplois correspondent alors très bien aux TDA/H comme ceux dirigés vers la création et l’innovation.


Les rôles des élus du personnel et des organisations syndicales

Un rôle de formation :

Les organisations syndicales pourraient former leurs élus et plus largement leurs adhérents sur ces enjeux majeurs pour qu’ils puissent intégrer leurs différents rôles en évitant les poncifs et préjugés habituels.

Un rôle d’information :

  • Auprès des salariés : Les élus du personnel pourraient mettre en place une sensibilisation auprès de l’ensemble des salariés sur les neuro-atypies, la cohésion ne peut s’établir que dans la communication donc dans la compréhension de l’autre.
  • Auprès de la direction : Les élus du personnel pourraient mettre sur la table ces nouveaux enjeux si la direction ne le propose pas dans l’objectif d’un bien-être au travail pour l’ensemble des salariés et une meilleure performance pour l’entreprise. C’est un sujet où tout le monde pourrait y gagner.

Un rôle de facilitateur d’intégration :

Les élus pourraient devenir un interlocuteur privilégié pour les neuro-atypiques en obtenant leur confiance. Ils doivent les soutenir dans leur besoin spécifique face parfois à certaines réticences volontaires ou involontaires de la hiérarchie ou de la direction, être particulièrement présents en s’assurant de la bonne entente dans leur équipe. Ils doivent être garants des conditions de travail nécessaires à l’épanouissement et au bien-être des neuro-atypiques au même titre que les autres salariés en admettant / intégrant leur spécificité.


Quelques sources

  • "Les neuro-atypiques, qui ont appris à compenser leurs déficits, ont des capacités cognitives différentes mais précieuses : un rapport particulier avec le graphisme, des modes de communication à part. Par ailleurs ils ont souvent développé une mémoire incroyable, de l’autonomie et une grande créativité"
    Vincent LOCHMANN, vice-président de la fédération française des dys, blog.lexidys.com
  • "Avancer masqué, ça ne peut pas marcher. Pour les jeunes adultes, entrer dans le monde de l’entreprise sans RQTH est très difficile, car leurs troubles constituent des empêchements qui vont constituer des moins-values, des pénalités : lors d’un recrutement, leur CV bourré de trous peut être mal interprété, et s’ils réussissent à être embauchés, ils risquent de commettre de nombreuses erreurs qui seront là encore mal perçues. Leurs difficultés n’ayant pas été annoncées, les employeurs peuvent par exemple les considérer comme des personnes prétentieuses, nonchalantes"
    Jean-Marc ROOSZ, spécialiste de l’inclusion à l’école et au travail, et fondateur de École2Demain
  • “Les plus jeunes (on parle ici des neuro-atypiques) ont contribué à faire évoluer le milieu de l’éducation et ses méthodes d’apprentissage, et de la même façon, je crois qu’ils feront évoluer le milieu du travail, en les forçant à se digitaliser…  et à penser différemment"
    Dave ELLEMBERG, neuropsychologue et professeur à l’Université de Montréal sur Radio Canada, http://courriercadres.com
  • Les bases pour comprendre l’autisme (notion.site)

Témoignages

J’ai eu le plaisir d’échanger avec deux personnes neuro-atypiques qui ont accepté d’apporter leur expérience sur le sujet. Je tiens donc à les remercier toutes les deux.


Mon premier entretien s’est déroulé avec Mara Staub, Fondatrice d’AUTYPIK la plateforme de recrutement pensée par et pour les personnes autistes. Nous avons rapidement convenu ensemble en préalable d’utiliser le tutoiement.

Peux-tu nous parler de ta plateforme ? Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à la créer ?

La plateforme est encore en développement par rapport à la vision finale que j’ai en tête d’un job-board (site web spécialisé dans l'emploi) à la hauteur des enjeux. J’utilise actuellement des outils comme Notion (outil sans codage de productivité tout en un) en attendant de moyens plus performants. AUTYPIK est une idée qui m’est venue un an après mon diagnostic autistique dont l’objectif se vouait à la sensibilisation sur l’autisme. Au fur et à mesure j’ai orienté AUTYPIK vers l’emploi qui est très compliqué dans le spectre autistique avec 95% de chômage en France alors que plus d’une grande moitié des autistes ne comportent aucune défaillance intellectuelle. Par ailleurs ils ont appris à camoufler leur différence par des stratégies de compensation au prix d’une sur-adaptation, donc d’un épuisement et d’un effondrement. Beaucoup d’autistes arrivent à passer les étapes du recrutement, mais après plusieurs mois ou plusieurs années en poste, ils s’effondrent. Ils ne peuvent se masquer et se sur-adapter sur le long terme.

Cette problématique s’ajoute au fait de ne pouvoir exprimer son autisme de manière sereine, safe. En effet, ce n’est pas quelque chose que l’on expose facilement sur un CV à l’instar de dire qui on est, notre fonctionnement et nos besoins de façon sincère. L’autiste ne cadre pas avec les normes codifiées plutôt superficielles dans le recrutement aujourd’hui. Des normes superficielles dans le sens où les capacités de savoir utiliser les méthodes de communication en dirigeant son discours sur un angle qui nous est favorable sont finalement largement mises en avant dans notre société (bien plus que nos compétences en lien direct avec le métier) que ce soit sur les CV, les lettres de motivation et les entretiens d’embauche. Donc quand on a un esprit qui détonne de cette norme, ou on est exclu d’office ou on réussit tant bien que mal l’exercice demandé et on arrive à être dans un poste en n’étant pas soi-même, ce qui de toute manière ne tiendra pas dans le temps.

C’est pour cela que j’ai voulu et que je veux créer des outils qui cassent les codes traditionnels du recrutement pour favoriser le recrutement et l’emploi de personnes différentes : autistes et neuro-atypiques comme les TDAH et les DYS. Je suis encore à l’étape de maquette et de premier test avec des entreprises clientes
dans un modèle de service SAAS (Software as a service), un peu comme "welcome to the jungle" qui est une grosse inspiration pour moi dans le recrutement grâce à sa vision du monde du travail alternative et innovante. Donc les entreprises clientes payeront un abonnement annuel ou mensuel et les candidats autistes seront les bénéficiaires de ce service.

Quelles sont les motivations des entreprises actuellement présentes donc abonnées sur AUTYPIK ?

Je vois de l’enthousiasme chez des DRH, des managers ou des dirigeants déjà sensibilisés et avertis par l’importance de la diversité dans les équipes, c’est un levier que j’utilise beaucoup. En attendant d’atteindre mon objectif d’un produit tech++, ils sont principalement séduits par l’histoire, le concept et la démarche que je propose autour de la neurodiversité qui résonnent dans leur réalité notamment vis-à-vis de la pénurie de talents dans de nombreux secteurs. Ils ont donc décidé de me faire confiance pour les aider à apporter la réponse adéquate à cette problématique dans l’optique d’un recrutement intelligent, efficace dans la nécessité de capter l’ensemble des talents potentiels notamment ceux qui sont habituellement écartés pour les raisons que j’ai évoquées tout à l’heure et de les intégrer en tenant compte de leurs différences cognitives.

Dans le réseau que tu as pu constituer autour de toi entre autres via ta plateforme, quelles sont les expériences négatives, s’il y en a, que les neuro-atypiques ont pu te relayer vis-à-vis de leur intégration dans le monde du travail et les causes pour lesquelles cela s’est mal passé ?

Ça ne se passe pas toujours mal au niveau de l’intégration, c’est-à-dire à l’étape de l’onboarding. Ça peut venir au fil du temps. J’ai par exemple en tête une dame qui s’est retrouvée en conflit avec son entreprise qui pourtant travaille pour les personnes en situation de handicap. Elle avait vraiment besoin de continuer à fonctionner en télétravail après les confinements. Son activité y était parfaitement adaptée, mais l’entreprise a totalement refusé, ne prenant pas en compte qu’elle était dans une période d’épuisement, qu’elle ne pouvait plus aller au travail avec les conversations à la machine à café, les stimuli sensoriels envahissants, etc. Ce repli social possible par le télétravail lui était vital. C’est un exemple type des refus d’entreprises d’accepter des requêtes d’aménagements spécifiques alors que c’est faisable, pour le coup on était sur un aménagement qui se faisait déjà, totalement justifié. En fait il est vrai que dans les entreprises on ne se rend pas forcément compte que ce genre de profils gagneraient 10X plus en productivité s’ils étaient dans les conditions d’aménagement demandées. Déjà c’est une chance d’être en face de quelqu’un qui sait ce dont il a besoin. Les personnes neuro atypiques de par leur expérience savent ce dont elles ont besoin, donc la moindre des choses serait de les écouter et de dire oui, sachant que les aménagements demandés par les neuro atypiques sont très souvent à la limite du vital. Les aménagements de confort pour les autres sont en réalité des aménagements plus que nécessaires pour les neuro-atypiques.

Est-ce que tu sens que ce refus est dû à l’incapacité de l’entreprise de s’adapter à la personne en termes de moyens ou matériel ?

Malheureusement souvent ces aménagements sont refusés par principe. Il subsiste cette idée préconçue dans beaucoup d’entreprises qu’en donnant une permission à un salarié, on est "obligé" de l’étendre à l’ensemble des salariés par souci d’égalité. Or les besoins ne sont pas forcément les mêmes entre les salariés, et donc il faudrait plutôt garantir une forme d’équité plutôt qu’une forme d’égalité. Par exemple tout le monde n’a pas le besoin d’avoir un bureau à part, de faire 5 jours en télétravail, etc. Il subsiste une forme de jugement où la demande est perçue comme un caprice. Cela découlerait, je pense, d’une méconnaissance des différences neurologiques pouvant provoquer des difficultés comme l’autisme. Les gens ne se rendent pas forcément compte que ce qui est pour eux relativement confortable est invivable pour d’autres. Il faut se dire que si une personne neuro-atypique exprime une demande, c’est qu’elle est déjà très proche de son point de craquage. C’est rare qu’une personne atypique fasse une demande sans que ce soit important.

Est-ce que tu peux expliquer comment les collègues doivent communiquer avec une personne ayant des traits autistiques dans le cadre du travail ?

Les interactions sociales sont très codifiées, il y a énormément de types de communication comme la communication non violente. Rappelons qu’existent autant de formes d’autisme que de personnes autistes, mais de manière générale, le mieux serait donc d’opter pour l’explicite et de transmettre les consignes à l’écrit. Sans s’en rendre compte, on utilise beaucoup l’implicite comme le second degré, l’ironie, les métaphores, les sous-entendus. Donc à moins de fournir un effort d’analyse quand ils ont appris à le faire, les autistes ou d’autres neuro-atypiques ne sont pas en mesure de comprendre. Comme l’effort requis au long de la journée pour détecter ces formes linguistiques et les décrypter est épuisant, on peut leur faciliter la vie en explicitant le plus possible. On peut également tendre des perches en validant auprès d’eux leur bonne compréhension ou la nécessité de formuler le cas échéant. Comme ils ont été habitués à masquer leur neuro-atypie et parfois aussi par pudeur, ils taisent facilement l’incompréhension qu’ils ont face à un élément de langage.

Il faut faire cependant attention à ne pas faire de recettes toutes faites, les autistes sont comme ci donc il faut réagir comme cela. Ce n’est pas la vérité. Moi-même quand je lis les descriptions des traits autistiques sur les listes, il y a de nombreuses caractéristiques dans lesquelles je ne me reconnais pas du tout. Pourtant j’ai bien été officiellement identifiée. De même, pour un même trait autistique, deux autistes peuvent réagir différemment. C’est donc bien de connaitre les bases comme le langage explicite, mais le b.a.-ba reste de s’adapter en fonction de comment la personne réagit, de faire preuve de souplesse, de demander. Ce qui est finalement le cas pour l’ensemble des échanges humains est encore plus vrai pour les neuro-atypiques.  


 

Mon deuxième entretien avec Aurélie D. a confirmé la remise en question de ce que je pensais savoir sur le sujet.

Après avoir lu les caractéristiques de l’autisme, je m’étais fait une idée assez précise en croyant m’être débarrassé de mes préjugés. J’ai compris qu’il était impossible de se mettre à la place de quelqu’un qui a un fonctionnement cognitif différent du sien, et à chaque fois que nous tenterons de comprendre, nous serons dans l’erreur. Il faut selon moi écouter et simplement accueillir honnêtement ce que les autistes, et les neuro-atypiques de manière plus générale, nous révèlent d’eux.

 

Voici le deuxième échange qui a changé ma perception après les échanges de politesse d’usage et les explications de ma démarche :

Je vous propose de commencer par vous présenter…

Justement, voilà le type de question qu'il ne convient pas de poser à une personne autiste. C’est trop vague. J’ai 43 ans, dois-je détailler tout mon passé ? En fait derrière cette question se cache un cadre plus restreint. Soyez explicite, n’hésitez pas à être frontal. Par exemple en entretien, préférez "quels sont vos hobbies" à "qu’est-ce que vous aimez ?".

Et ne soyez pas étonné si on répond de manière très directe et pragmatique.

À "pourquoi m’avez-vous envoyé votre CV ?", vous risquez d’avoir comme réponse : "pour travailler, gagner de l’argent pour payer mes factures" alors que vous souhaitez savoir si mes compétences sont en lien avec les besoins du métier. D’ailleurs les autistes ne se cachent pas derrière des faux semblants. Si on était riche, on ne chercherait pas à travailler. Donc si on postule à un travail, c’est bien parce que l’on a besoin d’argent pour vivre. De même à la question "pourquoi avoir postulé chez nous ?" vous avez toutes les chances que l’on vous réponde "pour travailler".

En fait vous utilisez la logique pour communiquer.

On ne comprend pas les codes sociaux qui vous permettent de dissimuler la vérité pour ne pas heurter l’ego de votre interlocuteur. Si vous ne souhaitez pas connaitre la réponse, ne posez pas la question. Pourquoi demander si ça va après avoir dit bonjour si ça ne vous intéresse pas plus que ça et que vous attendez juste un acquiescement cordial. C’est une perte de temps inutile. Je me souviens aussi que lors d’un entretien, on m’avait demandé ce que je ferai pour mettre une bonne ambiance dans l’équipe, mais si je suis là, ce n’est pas pour ça, c’est pour fournir un travail. 

Ça me gêne toujours le fait que vous mentiez sur vous-mêmes, que vous vendiez du rêve en exagérant vos bons côtés. Du coup vous vous leurrez les uns les autres pour ensuite vous étonner que ça finisse mal quand vous découvrez qui vous êtes réellement.  Si on brodait moins, il y aurait moins de déceptions et moins de frustration des 2 côtés.

C’est quelque chose que je ne comprends pas. Et c’est pour cela qu’il est si difficile de mentir pour un autiste, on sait qu’au final ça jouera contre nous. Donc si on dit que l’on a besoin d’un aménagement, ce n’est pas un élément de langage, c’est une nécessité.

Quels sont les bons réflexes vis-à-vis de collègues autistes que l’on doit avoir en entreprise ?

Nous ressentons tous les stimuli extérieurs soit en hypersensibilité soit en hyposensibilité. Par exemple les bruits extérieurs, j’ai compris depuis pas longtemps que ce n’était pas la même chose pour tout le monde, mais c’est comme si j’entendais tous les sons poussés au maximum sans aucun contraste. Le son d’une respiration ou d’un frottement de pantalon est pour moi au même niveau de puissance que la sirène de pompier. J’entends tout, tout le temps au même degré. Si parfois on n’arrive pas à venir au travail, ce peut être plus dû au trajet que l’on doit effectuer avec tous les stimuli de la rue, dans les trains ou dans les bus, que le fait d’être au lieu de son travail.

Et ce qui est vrai pour les sons l’est tout aussi pour les autres stimuli comme la lumière, le toucher, les odeurs, etc. Par exemple lors d’un entretien, proposez de baisser la luminosité ou les stores. Donnez aussi la permission de ne pas regarder dans les yeux. Certains autistes ne peuvent absolument pas le faire, ça nous brûle, c’est une douleur insupportable. A contrario, d’autres autistes vous regarderont dans les yeux de manière insistante, voire dérangeante. Ce n’est pas volontaire, ils appliquent à la lettre ce qu’ils ont appris dans leur enfance : un homme regarde dans les yeux. Donc ne vous formalisez pas si ça arrive.

Il nous est difficile de gérer tous ces stimuli et de pouvoir maintenir une conversation fluide, d’où les blancs ou les retards dans nos réponses. Imaginez que vous entendiez fortement chaque frottement sur les chaises, les mastications, les clics des stylos. Que dans le même temps le parfum du café se mélange à l’après-rasage d’un collègue, à l’odeur de cigarette froide sur les cols des fumeurs et vous parviennent aussi fort que si vous aviez le nez directement en contact avec chaque essence.  Plus vous nous intégrez dans un cadre safe, c’est-à-dire un cadre dans lequel les stimuli sont minimisés au maximum, plus ce sera confortable pour nous d’entretenir une conversation.  Parfois les stimuli sont tellement importants que je me fige, qu’il devient impossible pour moi d’interagir, de parler. C’est parfois tellement envahissant que l’autiste le plus gentil peut devenir insupportable. On a besoin parfois de s’isoler.  À certains moments on peut craquer littéralement, faire une crise. Il ne faut pas intervenir directement. Demandez comment vous pouvez aider si vous pouvez le faire. Sinon laissez à la personne le temps de "gérer" sa crise. Au bout d’un certain temps, elle reviendra vers vous. Chez un même autiste, ce qui a déclenché une crise hier ne la causera pas forcément aujourd’hui, et ce qui ne causait pas une crise hier peut la déclencher aujourd’hui. 

Donc vous permettre de passer un entretien ou une réunion dans un espace le moins soumis aux stimuli. Quoi d’autre ?

Laissez la possibilité de choisir de s’asseoir entre 2 chaises, une assez proche de vous et une plus éloignée. Des autistes percevront une proximité comme une forme d’agression de leur espace tandis que d’autres préféreront la proximité.

Ne vous offusquez pas si on vous demande de reformuler car la question nous semble trop vague ou mal construite. De même on ne vous en voudra pas de nous demander de reformuler.
Au bureau, prévoyez des aménagements simples : une pièce avec un seul bureau même si celui-ci est petit. C’est bien de mettre des stores aux fenêtres et de pouvoir régler la luminosité des ampoules ou des halogènes.

Laissez les autistes personnaliser leur ordinateur comme ils le souhaitent, avec par exemple des rappels hors professionnels. Tout est conscient chez moi : la respiration, manger, boire. Ce n’est pas quelque chose que je fais naturellement. Je me suis déjà retrouvée à l’hôpital parce que j’ai oublié de boire. Je n’ai pas la sensation de soif. J’utilise des outils, des alertes pour me rappeler de boire, de cligner des yeux, etc.
D’ailleurs si vous faites un déjeuner dans un restaurant et que votre collègue autiste ne vient pas, n’en prenez pas ombrage. Manger, mastiquer sont aussi des actions conscientes chez nous, et avec les stimuli, on risque de se blesser, de se mordre méchamment la joue ou la langue. Ce serait même sympa de prévenir qu’il est possible de ne pas venir lors du lancement de l’invitation. 

Je ne sais pas non plus reconnaitre les émotions. Tout comme on peut apprendre à décoder les sous-entendus et le langage implicite, on apprend à décrypter les émotions. Aujourd’hui je connais joie, colère et apaisement. J’essaie d’apprendre soif parce que ça m’a envoyé à l’hôpital.

Dans la production de votre travail, qu’est-ce qui vous diffère des autres en tant qu’autiste ?

Comme beaucoup d’autistes, je vais plutôt à l’essentiel dans le sens ce qui est l’essence de ma présence, sur l’intérêt principal, en somme le travail si je suis venu travailler. Je ne peux pas me détourner de cette tâche principale. Cette particularité, je l’ai aussi dans mes activités puisque je vais avoir un sens très aigu du détail ou de ce que les autres perçoivent comme des détails. Je verrai l’arbre avant la forêt. J’apprécie les rituels et mon planning est tenu à la minute près. Je n’aime pas les imprévus. J’aime bien être prévenue à l’avance en cas de changement. Si vous me dites que vous m’enverrez un mail le 15 au soir, j’attendrai le mail jusqu’à ce que je le reçoive quitte à ne pas dormir de la nuit. On fait ce que l’on dit et on a tendance à croire que c’est la même chose pour tout le monde.

Il faut éviter de nous couper en plein milieu de notre travail, au risque de devoir tout recommencer parce qu’on ne sait plus où on en est dans notre procédure. Il vaut mieux venir en fin de journée en ayant pris le soin de nous prévenir que vous viendriez avant.

On peut aussi parfois inquiéter dans le sens où on prend du temps avant de commencer tout travail. En fait on imagine en amont toutes les étapes du travail à produire, de façon très détaillée pour être le plus efficient possible. On recherche la perfection. En nous empêchant cette étape de construction de procédure interne, on nous empêche tout simplement d’être dans la capacité de faire. En revanche, une fois que l’on commence à produire notre travail, on devient inarrêtable.

Est-ce que vous pouvez aller au-delà de vos limites ?

Oui, il m’est arrivé de travailler jusqu’à épuisement, jusqu’à m’évanouir pour tenir la deadline. Il faut prendre attention à ne pas surcharger un salarié autiste, car quoi que vous lui demandiez, il aura tendance à dire oui. C’est encore plus vrai pour les femmes, car comme on a appris aux garçons que les hommes regardaient dans les yeux, on a appris aux petites filles qu’il fallait être bien sage et de bien faire ce qu’on leur demandait. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles les autistes sont plus agressés sexuellement que les autres. Si on ne leur a pas appris très explicitement à faire attention avec leur mode de compréhension, ils ne voient pas le mal lorsque quelqu’un leur demande d’aller chez eux pour boire un verre d’eau. Pour un autiste, l’inconnu a besoin de se déshydrater c’est tout. Les autistes sont plutôt naïfs.

Au début le manager peut donner un rythme de travail en disant par exemple que tout le monde se déconnecte à 17H. Si c’est une règle l’autiste s’y pliera à moins que la règle ne perturbe une valeur interne de type ne pas blesser volontairement quelqu’un.

Et que se passe-t-il par exemple s’il se rend compte que dans les faits les autres collègues se connectent après 17H ?

Il s’en offusquera, pas pour pointer du doigt quelqu’un ou pour juger, mais parce que les règles ne sont pas respectées et que ça lui parait inconcevable, anormal. Il faut donc accepter l’état de fait lorsque soi-même on n’a pas respecté une règle même lorsque l’on est manager ou directeur. La meilleure réaction vis-à-vis de l’autiste est d’être OK avec ça : "Tu as raison, je n’ai pas respecté la règle. Je vais faire plus attention". Et ce sera suffisant pour l’autiste passe à autre chose. Il n’y a aucune volonté de nuire, aucun sous-entendu. Il en est incapable. Il dit juste ce qui est. On est donc plutôt fait pour les métiers qui fonctionnent selon des règles comme juriste, programmateur informatique, comptable, etc. 

En résumé, donner un rythme de travail, s’assurer de ne pas le surcharger, ne pas lui demander quelque chose qu’il ne sera pas en mesure de mener dans les temps.

Le mieux est de donner au début un rythme à la semaine. Il risque de mettre un peu de temps pour trouver son rythme en raison de ce besoin de créer ses propres procédures internes. Mais une fois qu’il aura trouvé son rythme, vous pourrez étendre son organisation sur des temps plus longs.

Un silence s’installe.

Est-ce qu’il y a d’autres informations, d’autres éléments que vous aimeriez transmettre ?

Il faut se départir des aprioris que l’on a alimentés depuis des dizaines d’années, de l’image des garçons de 12 ans qui se tapent la tête contre les murs dès que l’on parle d’autisme sévère ou de celui de "Rain Man". Un autiste apprend, grandit, évolue.  Statistiquement, seulement 31% des autistes présentent des défaillances intellectuelles plus ou moins importantes. 

Je considère qu’il n’y a pas d’autisme léger. Je suis autiste très sévère et ça ne m’empêche pas de parler. Je ne communique pas dans le sens strict du terme, mais je parle, je transmets des informations. Je regarde les autres êtres humains comme on observe des fourmis, pour apprendre comment vous fonctionnez et agir de façon à éviter les coups. On est souvent mis au banc de la société, on est discriminé et harcelé parce que l’on ne nous comprend pas, même si ça s’est un peu amélioré depuis les années 1980, en tout cas par les médecins et les professionnels de la santé. Avant on considérait qu’une fille autiste était forcément en retard mental. Pour le coup je perturbais leur croyance avec mes résultats au test de QI. Je suis souvent perçue comme bizarre, hautaine, froide, voire fausse par le monde extérieur.

Et comment cela se passe-t-il dans votre travail au niveau relationnel ?

En fait j’ai fait il y a quelque temps une sorte de burnout, un burnout autistique qui m’a obligé à rester dans une chambre sans aucun stimulus possible pendant plusieurs semaines.

Je m’en suis remise mais j’ai encore beaucoup de difficultés. Pour pouvoir m’entretenir avec vous aujourd’hui, je me suis interdite de parler à quiconque pendant 3 semaines. Alors que j’ai télétravaillé pendant la crise covid, on m’a refusé de prolonger le télétravail alors que je ne pouvais pas sortir de chez moi. J’ai une attestation médicale qui a obligé mon entreprise à accepter le télétravail. Avant ça se passait plutôt bien, ça a changé lorsque l’on a changé de supérieur hiérarchique. Je subis du harcèlement. Pour autant ils veulent me garder, il y a un manque de personnel dans mon métier. Je crois qu’il n’a pas pris la mesure de mon besoin du télétravail. Comme je l’ai dit précédemment, le problème ce n’est pas forcément le lieu de travail, mais le trajet pour y aller. Le télétravail devrait être proposé comme une solution possible d’appoint ou plus selon comment se trouve le salarié autiste.

Qu’aimeriez-vous que les gens retiennent de cet échange sur l’autisme au travail ?

Déjà qu’ils retiennent les principes de base : mettre des stores aux fenêtres, proposer de prendre en charge des bouchons de musicien chez un audio prothésiste et du télétravail, demander si les personnes autistes ont besoin d’aménagements spécifiques, éviter de déranger dans le travail, éviter les surprises et les prévenir à l’avance au besoin, faire l’effort d’utiliser au maximum l’explicite pour être compris. Ensuite, ne pas faire de généralité et demander directement à la personne son fonctionnement pour s’adapter.


En conclusion

Intégrer, repérer et manager des personnalités neuro-atypiques peut présenter de nombreux avantages s’il leur est offert la possibilité de déployer leurs ailes, même si cela implique une légère adaptation managériale ou un aménagement de postes. Le plus simple reste de leur demander directement la meilleure manière de procéder avec eux, ils sont les plus à même de l’expliquer. Un objectif à atteindre doit ensuite être fixé, mais laissez-leur de la latitude pour opérer à leur manière. Les autres salariés pourraient profiter indirectement du management ainsi déployé et de la proximité d’une personne pensant différemment, en devenant par exemple plus créatifs. Rien de tel que d’apprendre ensemble de nos différences.

Prendre le chemin de la neurodiversité en entreprise ne s’inscrit pas dans une volonté éthique ou dans l’intégration de valeurs sociales. La neurodiversité est un atout qui permettra à l’entreprise d’aller plus loin et plus vite, elle s’inscrit dans l’atteinte de la performance.

Se passer de la neurodiversité, c’est restreindre son champ des possibles dans ses objectifs et dans ses moyens pour les atteindre. 


PS : Mesdames et messieurs, présentant une neuro-atypie, je sais déjà que vous allez certainement vous offusquer sur certains propos qui manqueraient sérieusement selon vous de nuances ou de détails, et je vous comprends. Le format a ses exigences et je vous demande donc de faire preuve d’indulgence.

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