Emplois non pourvus et difficultés de recrutement : une contre-vérité qui pèse sur les chômeurs et sur les conditions de travail des salariés

Le discours politique et médiatique répand actuellement une opinion selon laquelle il existerait en France un nombre important "d’emplois non pourvus" du fait des difficultés de recrutement que rencontrent les employeurs. Qu’en est-il réellement ? Comment le CSE peut-il agir ?

 

Article extrait de Décodage n°21 | Novembre 2022


 

Une opinion récurrente

De manière récurrente et de plus en plus insistante, le discours politique et médiatique répand une opinion selon laquelle il existerait en France un nombre important "d’emplois non pourvus" du fait des difficultés de recrutement que rencontrent les employeurs. Selon cette opinion, il est donc tout à fait légitime de s’interroger sur les conditions d’indemnisation et les incitations à la recherche d’emploi des chômeurs, qui seraient un frein pour qu’ils acceptent les emplois proposés. Au sein des entreprises, les difficultés de recrutement sont aussi un argument utilisé par les employeurs pour expliquer (justifier ?) les postes vacants et des embauches inférieures aux besoins, faisant peser la charge de travail sur les salariés en poste. Or, ces différentes opinions sont tout à fait discutables car elles ne reposent sur aucune donnée légitime pour ce qui concerne les emplois non pourvus, et laissent dans l’ombre ce qui relève de la responsabilité des employeurs en matière de recrutement.


Au niveau national, le terme d’emplois non pourvus doit être discuté de même que l’ampleur du phénomène

L’utilisation du terme d’emplois non pourvus n’est pas sans souffrir d’ambiguïté car il laisse entendre que des postes ouverts à candidature (ou postes disponibles) ne trouveraient personne pour les occuper, ce qui les fait passer du statut de vacants (terme de moins en moins utilisé dans les discours publics) à "non pourvus". C’est pourquoi, sans même besoin de plus de développement, le terme comporte en lui-même une mise en cause implicite des personnes en recherche d’emploi : s’il existe des emplois non pourvus et des chômeurs, c’est bien parce que ces derniers refusent les emplois, non ?

Or, il n’existe pas de mesure admise et officielle des emplois non pourvus. Il faudrait pour cela que l’on fasse une distinction, dans les données statistiques disponibles, entre les postes vacants et les postes non pourvus, pour définir à partir de quels critères un poste, de vacant, devient non pourvu : au bout de quel délai moyen notamment (a minima délai nécessaire pour la procédure de recrutement, soit en moyenne 31 jours pour les employés et 51 jours pour les cadres). De fait, les évaluations les plus fantaisistes circulent sur l’estimation des emplois non pourvus[1], de 300 000 à 500 000, voire 700 000 selon les discours et les moments ... sans que l’on ne connaisse les sources de ces estimations.

En ce qui concerne les postes vacants, leur nombre ne doit pas être confondu avec le nombre d’offres d’emplois, ce qui est trop souvent le cas dans les discours publics et conduit à surestimer les postes vacants. En effet, plusieurs offres peuvent être publiées pour un même poste, et se retrouver plusieurs fois sur le site de Pôle Emploi en fonction des différents supports sur lesquels elle a été publiée.

Si on veut avoir une estimation des postes vacants, il faut se tourner vers la Direction d’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques (DARES) du ministère de l’emploi, qui réalise une enquête trimestrielle pour les entreprises de 10 salariés ou plus[2] lui permettant de publier un taux d’emplois vacants (nombre d’emplois vacants rapportés aux postes occupés). Les emplois dits "vacants", ou "postes à pourvoir" sont définis comme des postes libres, nouvellement créés ou inoccupés, ou encore occupés et sur le point de se libérer, pour lesquels des démarches actives sont entreprises pour trouver un candidat. Ne pas avoir de poste vacant serait une mauvaise nouvelle pour un pays car il serait le signe d’une absence de création d’emploi et de mouvement de changement de poste alors qu’a contrario, un grand nombre de postes à pourvoir peut être analysé comme le signe d’un dynamisme économique.


En entreprise, discuter des "difficultés de recrutement" comme justification des emplois non pourvus

Si les emplois non pourvus sont une rhétorique très présente dans le discours public au niveau national, en entreprise, les employeurs parlent quant à eux de difficultés de recrutement pour justifier l’existence de postes vacants ou l’absence de création d’emplois. Comme pour les emplois non pourvus, la responsabilité en est souvent rejetée sur les candidats, qui ne seraient pas assez motivés (comment est évaluée cette motivation ?). La pénurie de candidats est aussi évoquée.

Au total, il n’en reste pas moins que, sous couvert de difficultés de recrutement, il existe des postes vacants dans certaines entreprises, ce qui pèse sur les salariés présents. En effet, la charge de travail doit être assumée par les salariés en poste. Parfois, des salariés en CDD ou en intérim viennent en renfort, mais la solution n’est pas totalement satisfaisante puisque l’effort de formation et d’intégration pèse sur ces mêmes salariés déjà en surcharge. En période de chômage durable, ces vacances de postes interrogent les salariés sur la réelle volonté d’embauche de l’employeur, ou a minima, sur une trop grande prudence dans ses décisions de recrutement, qui transforme le risque que prendrait l’employeur en recrutant en risque pour les salariés, en l’occurrence risque de surcharge de travail.

Comme pour les emplois non pourvus, l’argument des difficultés de recrutement conduit le plus souvent à mettre en cause le comportement des salariés ou futurs salariés, mais jamais celui des employeurs qui ont pourtant un rôle actif dans le recrutement. C’est pourquoi les CSE concernés par cette situation ont tout intérêt à suivre quelques indicateurs et à demander des précisions sur la procédure de recrutement, de manière à ne pas se laisser enfermer dans une pression à assumer la charge de travail au prétexte de contraintes externes.

Demander un état des lieux des postes vacants pour interroger le niveau d’anticipation de l’employeur

Le nombre de postes à pourvoir fait partie des indicateurs qu’il est conseillé à tout CSE de suivre, si possible par trimestre et, selon la taille de l’entreprise par Direction ou service, en demandant la cause de la vacance : créations d’emplois ; remplacements de salariés qui partent de l’entreprise (démissions, départ en retraite) ou absents (longue maladie, disponibilité, congé parental…). Cet indicateur doit être complété des prévisions d’évolution des effectifs, dont les départs en retraite. En effet, une des difficultés régulières repérées dans les entreprises est celle de l’anticipation des besoins de recrutement, d’autant plus nécessaire que le poste en question va demander un délai important de recrutement, voire de formation interne et d’intégration. En l’absence d’anticipation suffisante, ce sont les salariés en poste qui vont pallier le manque de personnel voire qui vont devoir former le salarié. C’est pourquoi il est aussi important de connaitre les prévisions de départ et les perspectives de recrutement : les salariés vont-ils être remplacés ? quels sont les temps de recrutement dans l’entreprise ? et de formation ? quand est-il prévu de lancer la procédure de recrutement ?

Connaitre les procédures de recrutement

Les difficultés de recrutement évoquées par les employeurs peuvent renvoyer à leurs propres difficultés par rapport aux procédures de recrutement, notamment un manque de moyens mobilisés (effectif en charge du recrutement, recours à l’assistance d’un cabinet spécialisé, etc.). Mais le recours au testing[3] montre aussi que la sélectivité des agences de recrutement et des employeurs participe à la pénurie de candidats, sous-entendre de candidats répondant à une conformité socialement située. Les enquêtes de Pôle Emploi relèvent que les employeurs "produisent de l’emploi non pourvu" avec des exigences et des critères liés au manque d’expérience, à l’absence de motivation, aux faibles compétences ou à des caractéristiques comportementales déplaisantes attribués aux candidats[4].

C’est pourquoi l’indicateur des postes vacants doit être accompagné de la date où le poste est devenu ou va devenir vacant. Si les dates de vacance dépassent les temps moyens de recrutement de l’entreprise, cela permettra au CSE d’évaluer la difficulté de recrutement et d’en discuter les causes : un problème dans la procédure habituelle ? un changement dans la procédure ? le service en charge du recrutement qui est en difficulté ? ou une réelle difficulté à avoir des candidatures : combien de candidatures pour un poste donné ? combien de candidats retenus pour un ou des entretiens ?  Il est aussi utile de s’interroger sur les conditions de travail et d’emploi proposés, qui relèvent aussi de la responsabilité de l’employeur.

Discuter des conditions de l’emploi et du travail proposées

 

La difficulté à avoir des candidats sur des postes peut relever des conditions proposées : durée du contrat, temps partiel, horaires, rémunération, etc. L’accessibilité du lieu de travail est aussi un enjeu à relier à ces conditions d’emplois, surtout pour des emplois à faible rémunération combinée à l’obligation d’avoir un moyen de locomotion (coût d’achat d’un véhicule, frais de carburant). Cette accessibilité est à analyser sous plusieurs aspects :

  • Localisation : dans certains cas, il est impossible de se loger à proximité du lieu de travail, soit par absence de logement soit du fait de son coût
  • Possibilité de prendre des transports en commun : existence de transports en commun, horaires compatibles avec les horaires de travail, etc.

De plus, la dégradation des situations de travail, en particulier sur la capacité des salariés à être acteur de leur travail (autonomie sur la manière de faire, possibilité de discuter des solutions, de modifier des procédures, etc.) peut détourner des candidats au salariat vers des statuts d’emplois du type auto-entrepreneuriat qui peuvent donner l’espoir (l’illusion ?) de reprendre la main sur sa vie d’actif.

Vérifier la situation de "pénurie de main-d’œuvre" en consultant l’indicateur de tensions sur le marché du travail par grand métier

Enfin, même s’il comporte des limites importantes, l’indicateur de "tensions sur le marché du travail" peut être utilement consulté pour discuter de cette pénurie de candidats. Cet indicateur a été mis au point par Pôle Emploi et la Direction d’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques (DARES) du ministère de l’Emploi. Chaque grand métier (ou famille professionnelle, soit 225 au niveau le plus détaillé) se voit attribuer un score traduisant le degré de tension dont il fait l’objet une année donnée sur le marché du travail.

Plusieurs critères sont passés en revue pour évaluer ce degré de tension :

  • L’intensité des embauches : plus les employeurs recrutent ou cherchent à recruter et plus il y a d’offres déposées sur un métier, plus il est en tension. C’est d’ailleurs une des faiblesses de l’indicateur, puisque, ce critère repose sur les déclarations ou les intentions des employeurs. Chercher à recruter ne veut pas dire embaucher, d’autant que certains employeurs ont en permanence des offres en cours afin de se constituer un vivier de candidats pour le jour où ils souhaiteraient recruter.
  • Les conditions de travail. si elles sont contraignantes ou apparaissent difficiles (contraintes physiques, rythme imposé, gestes répétitifs, horaires contraints, rémunération...), elles peuvent rendre les métiers moins attractifs pour les candidats, et augmenter la tension sur ces métiers
  • La non-durabilité de l’emploi peut également rendre certains métiers moins attractifs et donc augmenter la tension : proportions de temps partiel ou de contrats courts plus importantes qu’ailleurs, recours à des saisonniers...
  • La quantité de main d’œuvre disponible pour exercer ces postes ; moins on a de demandeurs d’emploi inscrits sur ce métier, plus la tension s’accroit. - Si le métier nécessite des compétences très spécifiques entrainant une forte corrélation avec la formation, cela rend le métier plus difficile d’accès et augmente la tension.
  • Les disparités de répartition des profils recherchés et des profils disponibles :  les candidats ne sont pas nécessairement mobiles sur un département ou une région dans son intégralité pour occuper un emploi

L’indicateur est disponible par région et par département pour chaque famille professionnelle : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/les-tensions-sur-le-marche-du-travail-en-2021

 

 


[1] Voir Hadrien Clouet, Emplois non pourvus, une offensive contre le salariat, éditions du Croquant, août 2022

[2] Enquête Activité et conditions d’emploi de la main-d’œuvre (Acemo)

[3] Le testing consiste à répondre à des offres avec deux profils identiques, à l’exception du patronyme ou de lieu de naissance, afin d’évaluer les discriminations raciales et/ sexistes à l’embauche.

[4] Voir Hadrien Clouet, op.cit. page 89

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