Le projet de loi pour l’emploi : une politique "d’accompagnement", mais à quel prix ?

Adopté par le Sénat le 11 juillet 2023 par 250 voix pour et 91 voix contre, le projet de loi pour le plein emploi[1] a pris la navette pour l’Assemblée nationale. Son ambition : cibler les publics les plus vulnérables afin de ramener le taux de chômage de 7.1 à 5% pour 2027[2]. L’accompagnement est la clé de voûte du projet. Mais derrière les mots, commission des affaires sociales du Sénat[3], syndicats[4] et représentants des collectivités territoriales[5] ont d’ores et déjà mis en lumière des points de vigilance.

Article extrait de Décodage n°27 | Juillet 2023


Accompagnement ou fragilisation de la situation des demandeurs d’emploi ?

Article 1

L’article 1 du projet de loi prévoit que toutes les personnes sans emploi seront inscrites sur la liste des demandeurs d’emploi. Le but est notamment de faciliter le travail du président du conseil départemental (à défaut, de "l’opérateur France Travail" ou des missions locales) dans l’orientation de chacun vers l’organisme le plus adapté.

Cette inscription généralisée sera automatique pour les allocataires du revenu de solidarité active (RSA), au moment de leur demande de droits.

L’article 1 établit également une procédure de diagnostic des besoins sociaux et professionnels du demandeur d’emploi par l’organisme vers lequel il a été orienté.

  • La commission des affaires sociales du Sénat a validé cet article au nom d’un meilleur suivi de toutes les personnes sans emploi.

Article 2

L’article 2 du projet de loi préconise, pour matérialiser la personnalisation et la vigueur de l’engagement des demandeurs d’emploi, la signature d’un contrat spécifique par chacun d’entre eux. Ce contrat est fondé sur des engagements réciproques pris par le demandeur d’emploi (tel qu’un devoir d’assiduité, par exemple) et son organisme référent (tel que le devoir de proposer des ateliers de formation, par exemple). L’objectif d’individualisation signifie néanmoins que le contrat d’engagement variera selon les situations. À titre d’exemple, sa durée sera adaptée au profil et aux besoins du demandeur d’emploi.

Il est prévu que le contrat d’engagement pourra être actualisé de façon régulière puisque le respect des engagements fera l’objet d’un suivi par les conseillers.

  • La commission des affaires sociales du Sénat loue l’esprit du contrat d’engagement, mais est exigeante sur ses modalités. Le contrat doit intégrer une mention non équivoque à l’obligation de respecter, y compris pour les bénéficiaires du RSA, une durée d’activité hebdomadaire au moins égale à 15 heures.
  • Pour la CGT, le contrat d’engagement induira une augmentation drastique du nombre de contrôles et, a fortiori, de celui des suppressions des allocations et des radiations. Pour le syndicat, de manière générale, la volonté d’individualisation et d’accentuation des engagements des demandeurs d’emploi occulte totalement la nécessité de prévoir un accompagnement social pour chacun d’entre eux. Prendre en considération les parcours de vie de chaque individu est pourtant une étape essentielle pour comprendre leurs besoins.

 

Article 3

L’article 3 du texte établit un régime de sanctions qui se veut plus efficace afin de maintenir l’engagement du bénéficiaire du RSA pour retrouver un emploi. Ce régime est graduel. En cas de manquement, le bénéficiaire pourra voir son allocation suspendue, avant que soit envisagée une décision de suppression ou, tout simplement, de radiation.

Pour autant, cet aspect progressif signifie aussi qu’un "reversement" des sommes retenues à l’encontre du bénéficiaire à ce dernier est possible, dès qu’il se conforme à nouveau à ses obligations. Aussi, une telle sanction ne saurait justifier une suspension de l’accompagnement de la personne.

  • La commission approuve cette idée de sanction "suspension-remobilisation". Cependant, elle souhaite limiter le versement rétroactif des sommes à 3 mois de RSA. Pour elle, le bénéficiaire doit rester concerné par sa recherche d’emploi.
  • Pour la CFDT et même si le Gouvernement s’en défend, le risque attaché à la sanction de type "suspension-mobilisation" est que la cible soit le bénéficiaire du RSA de façon générale.
  • Pour la CGT, ce type de sanction est symptomatique d’une volonté de culpabilisation des demandeurs d’emploi, qui subissent cette situation.

 

L’article 3 énonce aussi que c’est le président du Conseil départemental qui sera chargé de l’orientation des bénéficiaires du RSA, au titre de leur intégration dans le giron du contrat d’engagement. À défaut, c’est Pôle Emploi qui remplira ce rôle.

  • La commission a adopté un amendement permettant de limiter le rôle de Pôle Emploi à ce qu’il est actuellement. Il ne doit pas pouvoir prononcer lui-même une sanction contre un bénéficiaire du RSA dont il est l’organisme référent.

 

Néanmoins, la commission sauvegarde la possibilité pour Pôle Emploi de prononcer la radiation d’une personne de la liste des demandeurs d’emploi. Autrement dit, le président du conseil départemental conserve, quant à lui, le pouvoir de radier de la liste des bénéficiaires du RSA. C’est cette radiation qui entraînerait celle de la liste des demandeurs d’emploi. Pôle Emploi ne peut que proposer aux instances départementales la radiation d’un bénéficiaire du RSA, à la condition qu’il en soit l’organisme référent.

  • Dans sa logique même, le projet de loi pour le plein emploi préconise, selon la CFDT, un retour à l’emploi le plus rapidement possible. Or, cela est impossible sans prise en compte des besoins sociaux spécifiques de ces populations fragiles. Le texte présente de graves carences en termes d’accompagnement à ce niveau.
  • Pour la CGT, la politique du retour immédiat au travail est nécessairement celle du retour au travail précaire et subi.

Accompagnement ou bâillonnement des acteurs de l’emploi et de la réinsertion ?

Article 4

L’article 4 du projet de loi envisage la création d’un "réseau France Travail" afin que l’activité de tous les acteurs du service public de l’emploi et de la réinsertion puisse être centralisée et coordonnée. Cela doit se faire, il convient de le rappeler, dans l’intérêt d’un meilleur accompagnement des usagers.

  • La commission des affaires sociales du Sénat a intégré une nouvelle mission à destination de ce réseau. Il s’agit d’accompagner les employeurs afin que les offres de travail qu’ils proposent puissent être saisies par les personnes idoines. Pour la commission, tous les acteurs doivent être écoutés pour que chacun soit associé à l’objectif du plein emploi. Selon elle, l’employeur a toute sa place parmi eux.

 

Il est prévu que le réseau France Travail soit piloté par des "Comités France Travail". Au niveau national, le comité France Travail sera chargé des orientations stratégiques et de la mise en place des paramètres d’accompagnements des demandeurs d’emploi.

  • La commission souhaite que soient augmentés les pouvoirs de ce comité national. Celui-ci devra identifier les besoins en termes de financement, établir les critères d’orientations des personnes et créer des modalités de partage d’informations.

 

Des comités France Travail seront établis aux échelons régional, départemental, voire local dans le but de définir une action adaptée.

  • Pour la CGT, la décentralisation des comités risque d’entraîner des inégalités de traitement des situations, en fonction des spécificités de chaque territoire.
  • Pour Régions de France, la décentralisation proposée par le texte ne serait même qu’une façade. L’État garde un fort pouvoir de contrôle, avec des prérogatives qui minorent celles dévolues aux collectivités territoriales.

 

L’article 4 du projet soumis à l’avis du Parlement indique également que les représentants nationaux des membres du réseau France Travail doivent signer une charte d’engagements. Cette charte délimite les actions de coopération des acteurs. Les collectivités devront également la signer afin que le représentant de l’exécutif local copréside, avec le préfet, le comité France Travail établi à cet échelon.

  • La commission a supprimé l’exigence de signature de cette charte, car le texte prévoit déjà que les actions de coopération seront définies par des modalités décidées par les acteurs. Aussi, les collectivités territoriales sont automatiquement intégrées à la présidence des comités puisqu’elles ont des compétences propres en matière d’emploi et de réinsertion.

Article 5

L’article 5 du texte prévoit le changement de nom de "Pôle Emploi" en "opérateur France Travail". Il décline ses missions, notamment en ce qui concerne l’accompagnement des demandeurs d’emploi bénéficiaires de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH).

  • Pour la commission, la dénomination initiale de "Pôle Emploi" doit être maintenue. La nouvelle dénomination est bien trop proche de celle du réseau global et induirait une forme de hiérarchie entre les acteurs. La dénomination de "France Travail" doit rester celle de tous les acteurs de l’emploi et de la réinsertion. L’étroite association des personnes vulnérables à la recherche d’un emploi passe déjà par une nécessaire, et parfaite, compréhension des rouages du service dédié. En cela, le projet initial n’apporte que de la confusion.

 

Pôle Emploi hérite d’une nouvelle mission, celle de créer des outils partagés, liés au système d’information, à destination du réseau dans son entièreté.

  • La commission valide cette nouvelle mission, toujours au nom de l’accompagnement des demandeurs d’emploi.

Article 6

L’article 6 du projet de loi précise les modalités de ciblage des personnes les plus vulnérables face à l’emploi. Pour l’occasion, des organismes spécialement chargés de repérer et d’accompagner ces personnes vont être créés.

  • La commission consacre cette idée en l’état.

Article 7

L’article 7 du texte encadre l’engagement de l’État en matière de financement de la formation professionnelle.

  • La commission précise que la formation ouverte et à distance ne doit pas être incluse dans une offre nationale de formation professionnelle pour les demandeurs d’emploi dans les domaines émergents. La concertation préalable avec les régions et les retours des entreprises qui souffrent de difficultés pour recruter ne sont pas des arguments suffisants pour justifier cela. Elle estime qu’une offre régionale serait bien plus opportune pour intégrer la formation ouverte et à distance.

Article 8

L’article 8 du projet de loi traduit la volonté d’étendre les droits attachés à la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé à toutes les catégories de bénéficiaires de l’OETH. Aussi, l’article supprime l’orientation par la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) pour l’intégration dans le milieu ordinaire.

Le but est bien évidemment de faciliter l’accès à l’emploi pour les personnes en situation de handicap en levant les barrières existantes.

Mais, surtout, cela doit renforcer un état d’esprit : chacun, qu’il soit en situation de handicap ou non, doit croire au fait qu’il est employable.

C’est en ce sens que l’article 8 entérine l’utilisation des dispositifs du "CDD tremplin" et de l’entreprise adaptée de travail temporaire.

  • La commission a adopté deux amendements visant à consolider la portée de cet article 8.

 

Les jeunes de 18 à 25 ans et les étudiants bénéficiant d’une décision favorable de la CDAPH intègrent les bénéficiaires de l’OETH.

La contribution des employeurs à l’Association de gestion du fonds pour l’insertion des personnes handicapées doit être modulable, comme auparavant, en fonction de l’importance du handicap.

L’article 8 prévoit également que l’organisation du dispositif d’emploi accompagné doit être l’apanage de l’État.

  • La commission précise que les plateformes départementales de services intégrés, créées en 2022, assureront effectivement cette organisation.

 

Article 9

L’article 9 du projet de loi précise que l’évaluation de l’équipe pluridisciplinaire de la Maison départementale des personnes handicapées ne lie pas la CDAPH. Cette dernière peut donc se prononcer directement sur les orientations vers le milieu protégé, sur la seule base des préconisations de Pôle Emploi ou des Cap Emploi.

La volonté est de raccourcir les délais de prise de décision d’intégration au sein d’un établissement ou service d’aide par le travail (ESAT) et de mettre fin au caractère quasi automatique d’une telle intégration. De ce fait, les personnes visées pourraient être rapidement, et plus naturellement, orientées vers le monde du travail.

L’article 9 ouvre aussi la voie à l’application de certaines dispositions du Code du travail au bénéfice des travailleurs en ESAT. Le rapprochement des droits de ces travailleurs avec ceux des salariés doit permettre de sécuriser leur situation et de faire du travail une valeur partagée réellement par tous. L’obligation, via un contrat collectif de complémentaire santé, de couverture des personnes handicapées accueillies en ESAT va dans le même sens.

Article 10

L’article 10 du projet de loi propose que la politique d’accueil du jeune enfant soit conduite dans le cadre d’une politique nationale, décidée par le ministre de la Famille.

  • La commission réfute cette idée de politique nationale dans la mesure où le Gouvernement dispose déjà des moyens nécessaires pour orienter la politique d’accueil du jeune enfant. En outre, un renforcement des prérogatives de contrôle de l’État sur les collectivités territoriales se justifie d’autant plus mal que le projet met en avant sa volonté de donner davantage de pouvoirs à ces mêmes collectivités.

 

L’article 10 prévoit aussi que les communes seront chargées d’organiser effectivement l’accueil du jeune enfant. Elles devront assurer le lien entre les structures d’accueil et les enfants, ainsi que l’information des parents.

  • La commission a entériné cette mesure, tout en reportant son entrée en vigueur au 1er septembre 2026, afin que soient prises en compte les prochaines échéances municipales.
  • Pour Intercommunalités de France, le statut d’autorité organisatrice donné aux communes dénature le rôle qui appartient actuellement aux intercommunalités. Celles-ci doivent disposer de ce statut d’autorité organisatrice pour dissiper toute rivalité entre communes au niveau local. Ce genre de rivalités risque de nuire à l’action menée pour les jeunes enfants et leurs familles.

 

La commune qui n’assure pas ces nouvelles charges pourra être saisie par le comité départemental des services aux familles.

  • La commission accrédite également cette idée. Néanmoins, elle refuse que le préfet mandate la Caisse d’allocations familiales pour qu’elle pallie la carence de la collectivité territoriale. En effet, cela reviendrait à ajouter une possibilité de contrôler leur action.

Article 11

L’article 11, quant à lui, encadre les modalités d’adaptation du texte, par ordonnance, aux collectivités d'outre-mer régies par l'article 73 de la Constitution, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Saint-Pierre-et-Miquelon.


Pour résumer

Le projet de loi pour le plein emploi est articulé autour de deux grandes idées. D’une part, il a pour ambition d’individualiser et d’accentuer les engagements pris par les demandeurs d’emploi. Cependant, le risque est de décourager ces derniers, sous la menace constante de la perte de leurs droits et sans réelle prise en compte de leurs besoins sociaux.

D’autre part, le texte entend également améliorer la coordination des pratiques menées par les acteurs de l’emploi et de la réinsertion. Cependant, le risque est que ces acteurs subissent le très fort pouvoir de contrôle de l’État, alors même que la volonté affichée est celle de la décentralisation.

 


[1] Projet de loi pour le plein emploi, NOR : MTRD2313163L/Bleue-1.

[2] Étude d’impact du projet de loi pour le plein emploi, 6 juin 2023, p. 15.

[3] Rapport n°801 (2022-2023) et Texte de la commission n°802 (2022-2023), 28 juin 2023.

[4] Analyse de la CGT Pôle Emploi du Rapport Guilluy de préfiguration de France Travail et du Projet de Loi "Pour une nouvelle société du travail et de l’emploi" (22 mai 2023) ; "Le projet de loi Plein emploi porte atteinte à la solidarité nationale", CFDT. Syndicalisme Hebdo, n°3877 (11 juillet 2023).

[5] Emmanuelle Maupin, "Le projet de loi plein emploi déjà critiqué", Actualité Juridique Droit Administratif, Juillet 2023, p. 1028.

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